Une grande peine. - Les Radieuses

Une grande peine.

Je dois compléter la bibliographie de mon livre pour demain. C’est la toute dernière révision avant l’impression. Je suis seule à la maison, mes dernières corrections sont étalées à la grandeur de la table. La chatte miaule. J’ouvre la porte et, avant que je n’aie eu le temps de me rendre à la table, elle s’affale sur les papiers et y laisse l’empreinte humide de ses pattes. « Non Muscade! » Rien n’y fait : elle est heureuse et se roule joyeusement au milieu de la paperasse. Je la prends sur mon épaule et, hypocritement, je la caresse pour ne pas lui lancer des injures! Je la pose par terre et je remplis son bol de bouchées de saumon qu’elle adore; elle y plonge le museau avec avidité. Ouf! Je me remets à toute vitesse au travail. Et puis, je me dis que ce n’est qu’un animal heureux de me retrouver et je regrette mon impatience.

Habituellement, lorsqu’elle est repue, elle se blottit dans son panier bien rembourré et elle somnole, mais, aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi, elle tient à être près de moi. Elle s’écrase à nouveau sur mes feuilles, les quatre pattes en l’air. « Non Muscade! » Je mets ma main dans sa fourrure en lui expliquant qu’on doit remettre les câlins à plus tard. Je la mets dans son panier, elle revient. Je la prends dans mes bras et je la mets dehors. « Il faut que je travaille! Va dormir sous le marronnier! »

La difficile, mais nécessaire discipline de révision prend fin. Les enfants rentrent de l’école, on s’attable dans la salle à manger. Soudainement, les « maudites » corneilles se mettent à crier, encore et encore. Mon conjoint sort voir ce qui se passe pour qu’elles piaillent ainsi. Il rentre à toute vitesse : « Ne sors pas! » Évidemment, je sors et je vois Muscade étendue au bord de la rue. Des corneilles s’époumonent sur le fil électrique.

Le plus courageux de la famille l’amène sur la terrasse.

On reste là, figés autour de la chatte. On a la voix nouée et le cœur serré. Les larmes coulent silencieusement, c’est le festival des reniflements.

– Qu’est-ce qu’on en fait?

– On ne va pas la jeter aux ordures comme un déchet.

– On ne va pas la laisser aux corneilles.

– Est-ce qu’on l’amène au vétérinaire?

Les enfants ne veulent pas s’en séparer. Après discussion, le courageux la couche dans une boîte de souliers et propose de l’enterrer, demain, au fond du terrain.

Les enfants ont déjeuné en silence. Ils ont creusé un trou, ils l’ont recouverte de sa doudou, ils ont placé dans la boîte la petite balle rose fluo à clochette qu’elle aimait mordiller et pousser avec ses pattes, ils ont mis le couvercle sur la boîte et ils l’ont enterrée. Sur cette terre remuée, j’y ai planté un géranium vivace qui refleurira tous les étés. Selon les enfants, ce géranium sentira la muscade.

– Muscade est morte. Qu’est-ce qui arrive quand on est mort?

– Quand on est mort, on ne vit plus : on ne verra plus Muscade grimper au marronnier, on ne la verra plus dormir dans son panier, elle ne mordillera plus vos lacets de chaussures, on ne l’entendra plus miauler pour rentrer, elle ne viendra plus quémander son morceau de crevette. On va s’ennuyer d’elle et on va beaucoup y penser.

Ils sanglotaient et ne se décidaient pas de la quitter. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre!

Le train-train quotidien a repris son rythme et le soleil avait beau rayonner, il était évident que les enfants restaient remplis d’appréhensions silencieuses. Je voyais du désarroi dans leurs yeux. Muscade faisait partie de leur univers. Elle faisait partie de leur intimité depuis longtemps. Avec elle, ils ont appris à tenir une petite bête fragile dans leurs bras; ils ont appris à être doux, tendres et aimants. Ils ont d’abord partagé des croquettes avec elle et ils ont ensuite appris à la nourrir à heure fixe, à penser la mettre à l’abri les jours de pluie ou de grand froid. Il y avait des rituels entre eux : Muscade avait un panier dans la cuisine, mais aussi dans chacune de leur chambre; elle dormait souvent dans leur lit et parfois je les entendais lui dire leurs secrets. Il y avait des complicités entre eux; après les disputes et les chagrins, elle les accompagnait. Ça leur semblait moins pénible.

Elle a été leur premier amour et cet amour venait de prendre fin. On ne peut pas prémunir les enfants contre le chagrin d’amour; ils croient qu’ils n’arriveront plus jamais à aimer. Ils l’ont regrettée longtemps; ils sont allés pendant des jours au fond du terrain lui rendre visite. Aucun geste symbolique ne pouvait effacer cette peine, mais eux ne le savaient pas encore. Ils avaient le sentiment qu’ils ne l’oublieraient jamais et ne pourraient plus aimer un autre chat.

– On va en adopter une autre.

– Ça s’ra pas pareil. Muscade, on la connaissait par cœur.

– Qu’est-ce qu’on va faire sans Muscade?

Qu’est-ce que je pouvais dire; je n’avais rien à ajouter. Puis, après un temps, la blanche neige a recouvert le géranium, la tristesse a gelé en eux et ils sont redevenus d’insouciants enfants à l’esprit léger.

Nos petites bêtes ne sont pas si bêtes qu’elles en ont l’air.

Elles ne sont pas qu’une chaîne d’acides aminés. Même sans la parole, elles nous parlent. Cette journée-là, sa parole n’a pas été comprise; son corps m’a parlé, mais je n’ai pas écouté et sa demande de douceur a avorté. Réaliste ou délirant, je crois que sa requête avait un sens. J’aurais dû lui permettre ce petit moment de transgression et la garder à l’intérieur avec moi. Il n’y a pas de mots pour dire le remords que j’ai eu de l’avoir mise dehors. Sa demande de caresse m’a hantée longtemps. Laure Conan a dit : « C’est le miracle de l’amour de n’avoir pas besoin de mots pour se comprendre ». Moi je n’ai rien compris. Muscade survit toujours dans mes pensées.

Au profit du quotidien, mon premier constat est qu’il ne faut pas priver ceux qu’on aime des caresses qu’ils réclament. Un moment d’amour est irremplaçable. Mon deuxième constat est qu’à regarder agir les gens avec leurs petites bêtes, on voit tout de suite qui ils sont.

Le cri de la corneille, quelle voix irritante! Ça n’arrête pas! Et les autres de répondre à leur tour tout aussi enragées! Même si je sais que leurs cris indiquent aux autres bêtes à plumes qu’il y a là à manger, je haïs les corneilles!

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8 Comments
  1. Triste mais tellement réaliste comme histoire. je l’ai vécu aussi malheureusement à quelques reprises avec la perte de chat et chiens. Aujourd’hui j’ai mon petit Charlie que je souhaite avoir à mes côtés au moins 15 ans. Merci pour votre beau texte

  2. Je te comprends que trop … Et constate que c’est un accident, et que tu n’y es pour rien … regarde la définition d’accident, et tu verras …
    Bravo à toi, de le partager ainsi … touchant … ça nous ramène à un évènement semblable qu’on a vivre à un moment ou l’autre dès que l’on accepte d’avoir un tel compagnon de vie …
    Ma chatte a actuellement 17 presque 18 ans … et est encore joueuse … j’appréhende le jour où à mon réveil, elle ne se réveillera plu …
    On dit que la mort fait partie de la vie … et je crois que vu qu’on leur a partagé notre amour, nous les reverrons un jour !!!?
    (J’ose bénir avec de l’eau bénite mes compagnons de vie, chien ou chat !!!) ?

  3. Triste cette histoire et j’imagine le sentiment de culpabilité. Comme si Muscade sentait venir son heure et voulait un dernier câlin.
    J’imagine qu’elle s’est faite fraper?
    Je partage votre tristesse, moi l’amoureuse des chats.

  4. Merci de votre généreux partage. C’est pas facile de laisser aller ses confidences devant un auditoire inconnu. Je suis vraiment triste pour vous et je comprend tellement toute la peine qui vous habite. Je n’ai pas de conseil à vous donner mais j’aimerais tout de même vous dire de ne pas trop vous souvenirs de cette fameuse journée. Gardez dans votre coeur les belles histoires de votre chat. Vous l’avez aimé et vous l’aimez encore. Ce qui lui est arrivé, est un accident de la vie et c’est comme ça, on y peut rien. Moi j’ai perdu ma Mystik il y a 2 ans, pendant que j’étais à l’autre bout du monde et j’ai ressenti un peine indescriptible. Alors je partage avec vous ce sentiment de vide qui s’estompera avec le temps. Soyez bonne pour vous. Muscade reste dans votre coeur pour toujours.

  5. Claudette
    Quel beau texte, triste et touchant. Merci pour ce texte plein de sagesse, qui n’a pas vécu un drame semblable mais la façon d’ aborder cette réalité est une occasion d’apprendre et de partager la peine de chacun et c’est ça l’important.
    Lise xx

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