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Tranche de vie: Catherine

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Si je devais la décrire, je dirais qu’elle ressemblait à une toile de Renoir. Toute en impressions fugitives. J’essaie de me rappeler son visage toujours mouvant, de recréer un portrait stable dont je pourrais me dire: c’est elle, c’est Catherine. Mais son visage, comme un reflet sur l’eau, a toujours été difficile à saisir. Ses expressions étaient aussi spontanées que les coups de pinceau d’un impressionniste. Elles se succédaient sans jamais s’arrêter sur un moment précis, comme ses regards qui émergeaient et disparaissaient avec la même fluidité. Mais peut-être était-ce là sa véritable nature? Une âme insaisissable qui de loin semblait floue, mais qui se révélait, quand on s’en approchait, bouleversante de nuances et d’authenticité.

Catherine

Catherine était une liane. Grande et mince, elle en avait la souplesse et la force cachée. Sa peau était ridée par le soleil et tannée par le vent des interminables marches dont elle raffolait. Combien de fois m’avait-elle traînée, récalcitrante, sous la pluie diluvienne, la neige aveuglante ou la chaleur étouffante qui en aucun cas n’avaient raison de son enthousiasme. Bien que très différentes, nous étions inséparables. Je pense que c’est la mort tragique de ses parents qui nous avait rapprochées. Elle était seule au monde et moi, malgré une famille nombreuse, j’étais aussi seule qu’elle.

Nous avions en commun la passion des chevaux. Elle vivait à la campagne, sur une petite ferme où elle en faisait l’élevage et le dressage. Elle avait aussi quelques poules, quatre chiens et au moins trois chats bien dodus qui se régalaient des souris de la grange. J’adorais lui donner un coup de main avec sa ménagerie et, pendant de nombreuses années, j’y ai passé mes fins de semaine. Parfois, assises sur la clôture, nous regardions les chevaux qui galopaient dans les champs. Ça nous donnait un tel sentiment de liberté.

Des souvenirs ensemble

Quand j’ai acheté mon premier cheval, elle était avec moi. Nous avions pris le train un samedi de novembre alors que la neige commençait à peine à tomber. Quand le train s’est arrêté dans le milieu de nulle part, la tempête faisait rage. Des barrages de neige s’entassaient sur la voie ferrée et on ne voyait plus rien par les fenêtres. Nous étions prisonnières de ce train avec une centaine d’autres personnes, à quatre heures de route de Toronto. Au début, on ne s’en faisait pas trop, mais après quelques heures, Catherine s’était impatientée. Elle avait besoin de bouger. Comme je n’en avais pas envie, je suis restée à ma place, j’avais un livre pour m’occuper. À l’instar de plusieurs passagers, elle s’était dirigée au wagon-restaurant pour acheter quelque chose à grignoter, histoire de tromper l’attente. Pas mal de temps s’était écoulé quand j’ai levé les yeux de mon livre. J’étais seule dans le wagon, elle n’était toujours pas de retour. Un peu inquiète, j’ai rangé mon livre et je suis partie à sa recherche.

J’entendais de loin des bruits de voix et des rires. De la musique aussi et le tintement de verres qu’on entrechoque. Je passais de wagon en wagon, les voix étaient de plus en plus fortes. En regardant par la petite fenêtre embuée, j’ai vu qu’il y avait beaucoup de monde à l’intérieur du bar. À l’évidence, tous avaient compris qu’on était là pour un bout de temps. Je suis entrée et Catherine était là, adossée au bar, un verre à la main. Elle souriait, les yeux mi-fermés. Elle semblait parfaitement à son aise, détendue en se balançant au rythme de la musique. Les gens faisaient cercle autour d’elle. Elle a tendu la main vers moi en souriant, je me suis mise à rire. Il n’y avait qu’elle pour transformer spontanément une situation angoissante en une occasion festive. Eh oui, nous sommes finalement arrivées à temps pour finaliser l’achat de mon cheval. Voyage mémorable, nous en parlions encore trente ans plus tard.

Nos vies n’étaient pas faites que de rires. Toutes les deux nous avions connu les affres d’un divorce après un premier mariage, et, toutes les deux, nous avions fini par trouver notre âme soeur à travers oh combien de déboires. Je connaissais toutes ses petites histoires et elle connaissait les miennes. Quand je suis déménagée à plusieurs heures de route de chez elle, notre vie a pris un cours différent. Elle avait désormais un conjoint qui aimait autant qu’elle les travaux sur la ferme et je me consacrais dorénavant à la peinture et à ma nouvelle vie à deux. La vie suivait son cours. Bien sûr, il y avait les courriels, les appels téléphoniques où on se remémorait le bon vieux temps. Elle semblait tellement heureuse quand elle parlait de son amoureux ou de la naissance de sa dernière pouliche.

Et puis un jour, elle m’a annoncé qu’elle avait commencé à faire du bénévolat auprès de patients en phase terminale. Elle me racontait comme certains avaient des histoires tristes, comme ils étaient seuls. Elle essayait de leur donner une attention particulière. C’est quand elle m’a dit qu’elle avait vendu quelques chevaux, qu’elle ne gardait plus que sa chienne préférée, Abi, que je me suis inquiétée. Était-elle déprimée? Tout allait bien avec son conjoint? Elle me rassurait, elle était fatiguée, c’est tout. Mais je n’arrêtais pas de penser à elle, j’en rêvais la nuit. Alors j’ai décidé de lui faire une surprise. J’ai fait ma valise et je suis partie la retrouver pour quelques jours.

Elle ne m’avait pas tout dit.

Un diagnostic

Quand je suis arrivée sur le chemin qui menait à la ferme, je l’ai reconnue tout de suite à sa veste matelassée et à ses bottes de caoutchouc. Abi marchait à ses côtés. Je me suis arrêtée à sa hauteur et j’ai baissé la fenêtre. Elle s’est retournée vers moi, surprise. Je n’ai pas pu cacher le choc que j’ai ressenti quand j’ai vu son visage amaigri, si différent de celui que je connaissais. Ça n’allait pas.

En marchant vers la maison, un silence pesant s’était installé entre nous. Et puis elle s’est mise à parler de tout et de rien, à poser des questions sur ma vie. Mais, cette fois, je ne répondais pas. Elle a baissé les yeux, elle n’était pas prête à partager. J’ai compris que cette fois les mots seraient graves, et que chaque silence serait terrifiant.

En pyjama, enfouie sous la vieille couverture grise de nos vingt ans, elle m’a raconté sa dernière année. Les rendez-vous avec des spécialistes, la peur, la souffrance. Et le diagnostic: myélome multiple. Au début elle avait essayé de lutter, mais elle avait cédé devant les assauts répétés de la maladie qui était incurable de toute façon.

Le lendemain, encore assommée et toujours en pyjama, je la regardais nourrir Abi dans la cuisine. Catherine l’indomptable, elle qui avait surmonté tant d’épreuves, je ne pouvais pas y croire. Ses cheveux amincis étaient striés de mèches blanches. Son regard bleu tournait souvent au gris, submergé par nos réminiscences de la veille. Les souvenirs, les bons comme les mauvais, lui collaient à la peau. Ils s’accumulaient comme les glaces au printemps sur la rivière. Quand je lui en ai parlé, elle était étonnée. Elle m’a expliqué qu’elle avait besoin de ses mauvais souvenirs, qu’ils l’aidaient à apprécier tous les bons. Malgré la douleur, elle insistait pour accomplir elle-même les petits gestes du quotidien. Je ne sais pas comment elle a fait pour traverser tant de courants, en portant sa souffrance et celle des autres. Comment a-t-elle fait pour affronter le malheur avec autant de sérénité? Je pense qu’elle a fait de l’amour sa croisade. Elle s’est lancée à l’assaut des cœurs avec une tendresse infinie. Elle a pris soin de la solitude des patients qu’elle visitait. Pour Catherine, l’amour n’était pas qu’une émotion, c’était une vocation.

S’effacer doucement

Éventuellement, il a fallu éloigner un peu Abi. Les os de Catherine ne supportaient plus le moindre choc. Le poids de ses vêtements qui flottaient sur son corps lui était insupportable. Je la regardais de tous mes yeux, elle devenait de plus en plus absente, comme si chaque seconde l’éloignait un peu plus de moi. Elle glissait vers l’au-delà et je n’y pouvais rien. À la fin, même les mots ne l’atteignaient plus. Les doses de morphine se multipliaient, elle s’évaporait.

Je suis restée avec elle jusqu’à la fin. J’ai su qu’elle partirait bientôt quand elle a cessé de boire les repas que je lui préparais. Même les mangues, qu’elle adorait, elle n’en voulait plus. Nous avions installé son lit devant la fenêtre qui donnait sur les champs. Elle n’acceptait que la morphine pour lui permettre de vivre encore un peu, de tenir la main de son amour, de voir le ciel bleu, les chevaux qui broutaient.

Je l’ai vue s’effacer tout doucement par un magnifique matin ensoleillé, il y a treize ans. C’était une âme rare, ma cousine. Une de ces personnes qui marquent profondément les cœurs parce qu’elle incarnait à la fois force et vulnérabilité. En souvenir d’elle, je garde des petits chevaux qui galopent sur le rebord de ma fenêtre.

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