Je reviens tout juste d’Argentine et je suis toujours imprégné par les discordances de ce vaste pays : les glaciers de la Patagonie au sud, les palmiers de Salta au nord, des zones désertiques encerclées par la Cordillère des Andes, des villages aux influences de la Bolivie et du Chili.
Des heures et des heures de vol entre Montréal et la Patagonie où j’ai griffonné pour passer le temps, observé les gens dans les aéroports et les avions, pris des notes. Moi qui aime analyser les attitudes et les allures de mes semblables, cette coterie de voyageurs m’a comblé. J’apprécie ma vie en silo à la campagne, mais les bains de foule me stimulent.
Les touristes forment une micro société ayant des caractéristiques semblables aux autres tribus : des résignés comme ceux qu’on rencontre dans les salles d’attente des hôpitaux, des pressés par le temps qui font les cent pas en grommelant, des angoissés qui vérifient aux 15 minutes l’heure de départ de leur avion et qui s’inquiètent des conditions de vol et ceux qui se la jouent cool en actant le personnage du voyageur professionnel, le vagabond des temps modernes. Ces nomades parlent des langues distinctes, mangent des mets nationaux typiques, vivent sous des régimes politiques différents.
« Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans un voyage », Isaac Félix, dit André Suarès.
Chaque individu a une histoire, un secret, un complexe, une réussite ou un échec, une philosophie de la vie et de la mort, un rêve ou une désillusion, qui sait. Tous cependant ont en commun de devoir se vêtir quotidiennement et exposer leur corps au regard des autres. Cette réflexion me ramène aux partages que me livrent les participantes dans mes ateliers. Celui de Francine par exemple qui nous résume son histoire : « Mes parents aimaient que leurs enfants soient ronds ». « Des enfants dodus sont des enfants dont on a pris soin », répétaient-ils. « J’ai 66 ans et toute ma vie j’ai lutté pour être mince et me défaire de mes habitudes alimentaires et vestimentaires tout comme mes deux frères ».
Annie-Claude elle, nous partage à quel point l’environnement professionnel de son mari la démolit. « Pierre a un gros job, un gros char, une grosse maison, mais souhaiterait que sa femme soit effilée… comme les épouses de ses partenaires d’affaires ». Cette situation la stresse, elle obsède sur ce qu’elle mange, fuit la présence du personnel de Pierre et a l’impression de se cacher.
Le drame ordinaire, celui qu’on croit sans importance parce qu’il y a tellement plus urgent sur la planète. N’y a-t-il pas plus sérieux sur la terre que détester son corps? Cette petite misère ordinaire de ne pas s’apprécier à sa juste valeur crée pourtant des dommages collatéraux : mauvaise évaluation de son potentiel, manque de confiance en soi, diminution de son pouvoir d’action, doute sur ses capacités esthétiques et son charme, critiques acerbes sur sa personne et ainsi de suite. Nous sommes si maladroits et démunis devant la déconvenue de quelqu’un qui verbalise son malaise physique tout comme son malaise psychologique que la réponse la plus expéditive est souvent : « Ce n’est pas si pire », « Voyons, tu exagères ». Le sujet est encore tabou parce que considéré comme non prioritaire dans la vie de quelqu’un et que ce thème du corps et du vêtement est associé à « l’artificiel ». Soigner son intériorité est tellement valorisé et dans les tendances de l’heure qu’on lui accorde beaucoup de place aux dépens du désarroi face à l’image visuelle. L’apparence extérieure est plus facilement sujette aux commentaires et aux préjugés que l’apparence intérieure. A beau mentir qui vient de loin, les faux-semblants de la paix intérieure sont aussi fabriqués que les personnages que nous jouons maladroitement avec certaines de nos tenues.
Véronique Cloutier affirmait dernièrement à son émission de radio « qu’elle a l’impression de se faire chicaner sans arrêt ». Cette affirmation nous parle en partie du climat social actuel : la dictature du bonheur, la gestion obsessionnelle du poids, le « bien se nourrir » sinon…, la religion de l’exercice, la santé comme une vertu à mériter. Javelliser nos façons de faire et d’être en claquant des doigts. Être aux aguets pour s’assurer qu’on fait la bonne affaire en tant que parent, travailleur, ami, amant, avec nos vêtements, nos collations, nos réflexions, nos compliments et nos revendications. On nous intime de lâcher prise, de se choisir, de se garder du temps pour soi. Je suis épuisé juste à le mentionner et l’écrire. Tout cela risque de nous mystifier.
À l’image de la planète, de ses reliefs, ses climats, ses contrastes et ses changements, nous sommes en mutation.
« La vie est un voyageur qui laisse traîner son manteau derrière lui, pour effacer ses traces », Louis Aragon, Les Voyageurs de l’impériale, Gallimard
Luc Breton
Analyste en comportements vestimentaires
Vous pouvez me suivre sur Facebook : Luc Breton ACV
Et sur mon site web : Lucbreton.com