Je crois au devoir de mémoire. Pas comme à une obligation lointaine, mais comme à une respiration nécessaire. Se souvenir, c’est refuser de disparaître. Dans un monde qui court sans regarder derrière lui, j’essaie, humblement, de ralentir. De tendre l’oreille. D’écouter les voix qui s’effacent.
Je me souviens de ma grand-mère, les mains pleines de farine, qui me disait que le secret d’une recette ne se trouvait jamais dans les ingrédients, mais dans le geste. Dans la patience du pétrissage, dans le sourire qu’on met dans la pâte. Aujourd’hui, encore, quand je refais certaines des recettes de ma mère, j’ai l’impression de la retrouver un peu, entre les effluves et les silences. C’est cela, le devoir de mémoire : prolonger les gestes, transmettre la chaleur du savoir, faire vivre l’amour par la continuité du quotidien.

Au Canada, on dit que plus de 750 000 personnes vivent avec la maladie d’Alzheimer. Derrière ce chiffre, je vois des visages, des familles, des fragments d’histoires qui s’effritent. Je vois des mères qui oublient le prénom de leurs enfants, des pères qui ne reconnaissent plus leur maison. Et je me dis que cette maladie n’est pas qu’une tragédie individuelle : elle nous tend un miroir collectif. Nous aussi, parfois, nous perdons la mémoire — celle des luttes, des joies, des saisons qui nous ont façonnés. Nous oublions d’où nous venons, et c’est peut-être le début de la fin de ce que nous sommes.
La mémoire doit circuler
Je crois que la mémoire ne vit pas que dans les monuments ou dans les livres d’histoire. Les commémorations, les récits, les musées ne sont pas des reliques poussiéreuses : ce sont des antidotes à l’oubli. Mais encore faut-il y croire. Encore faut-il écouter. Car la mémoire n’a de sens que si elle circule, si elle s’incarne. Dans les voix, dans les gestes, dans la transmission. Dans la parole lente, fragile, des anciens.

Notre mémoire se niche aussi dans les gestes simples : une recette transmise sans mesure écrite, une chanson fredonnée au coin du feu, un savoir-faire qui se transmet d’une main à l’autre. Quand j’apprends à un enfant à couper le bois, à écouter le vent, à reconnaître la patience du monde, je lui donne plus qu’une compétence : je lui offre un ancrage. Je lui apprends à se souvenir, même de ce qu’il n’a pas vécu.
Le devoir de mémoire, pour moi, c’est aussi un devoir de transmission. Il faut raconter, même quand les mots manquent. Il faut dire les histoires, même celles qu’on croyait perdues dans le brouillard du temps. Parce que chaque mot prononcé est une semence de souvenir, un fil d’or qui relie les vivants aux absents. Nos anciens ne partent jamais tout à fait si nous continuons de parler d’eux, de refaire leurs plats, de marcher sur leurs traces.
La mémoire se transforme…
Je me souviens d’avoir vu, dans une maison de soins, une femme âgée tenir un livre de recettes. Elle ne se souvenait plus du nom de ses enfants, mais elle reconnaissait le parfum du sucre brun et de la cannelle. Elle souriait, comme si ce souvenir avait réussi à traverser le mur du temps. Je me suis dit alors que la mémoire ne meurt pas complètement : elle se transforme, se cache dans les sens, dans les gestes, dans les saveurs. Elle attend qu’on la ravive.

Nous avons, collectivement, cette responsabilité : ne pas laisser le passé s’effacer dans le vacarme du présent. Parce qu’un peuple qui oublie ses anciens, ses histoires, ses savoirs et ses saveurs, c’est un peuple qui s’appauvrit de l’intérieur. Et la plus belle richesse que nous puissions transmettre, ce n’est pas l’or ni la gloire, mais la mémoire vivante de ce que nous avons aimé. Je veux continuer à me souvenir. À écrire, à cuisiner, à raconter. À redonner à la mémoire ce qu’elle m’a prêté : des racines, un sens, une voix. Parce qu’un jour, moi aussi, je disparaîtrai dans le grand flot du temps. Mais si quelqu’un, quelque part, refait ma recette, lit mes mots, ou se souvient de mon regard, alors peut-être, un peu, je serai encore là.
Les souvenirs et la mémoire, c’est comme la levure : même un petit morceau fait lever toute la pâte de notre humanité.
Martin Gaudreault, artiste-photographe et scribouillard
Tant qu’à y être

À voir absolument! L’émission Tous en chœur est une série documentaire de Gregory Charles diffusée sur AMI-télé, explorant le pouvoir de la musique sur les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. La série, qui est l’adaptation québécoise d’un concept britannique, suit 15 participants qui forment une chorale dans le but de présenter un spectacle final, et aborde les aspects scientifiques et humains de l’expérience.