Lettre de mon amie Lili à son mari.
Depuis quelque temps, tes yeux bleus se posaient longuement sur moi. Tu semblais chercher quelque chose. Quelle était ta question? J’aimais croire que c’était : est-ce que tu m’aimes? Je caressais délicatement ta main, ensuite ton épaule; tu avais si mal à tes vieux os. Tes longs soupirs me disaient que tu souffrais et ça m’émouvait jusqu’au fond de l’âme.
Au fil des mois, tu n’as eu confiance qu’en moi; les inconnus et les blouses blanches te rendaient anxieux; tu t’agitais et tu ne voulais pas que d’autres te touchent. Je devinais que tu préférais vivre les moments intimes, seul avec moi, à l’abri des regards. Tu devenais pudique et méfiant parce que tu te savais diminué et vulnérable et que tu voulais préserver, un tant soit peu, ta fierté d’homme. Je suis devenue ta sécurité, ton ancrage; j’étais la seule à décoder tes humeurs et tes désirs parce que tu n’étais pas qu’un malade pour moi.
Tu perdais peu à peu tes repères : tu te mettais en pyjama au milieu de la journée, tu voulais aller tondre la pelouse alors qu’il faisait nuit et, malgré ta marche difficile, tu fuguais. Un soir, je t’ai suivi de loin, tu pensais être assis sur la galerie de ton ancienne maison.
Tu perdais ta vitalité physique et intellectuelle. En quelques mois, tu es devenu apathique. Ton cerveau n’avait le goût de rien. Même ton gâteau préféré ne te réjouissait plus. Je ne m’obstinais plus à te faire goûter ni non plus à occuper ton esprit. Un matin, tu as dit à ta petite-fille : « Tu ressembles à ma petite-fille. ». Cinq minutes plus tard, tu lui répétais la même chose. Devant mes réponses, tu es revenu à la réalité et de la voix douce que je connaissais, tu as dit : « Je l’avais oublié! » Ces épisodes sont devenus plus fréquents. Tu me racontais notre histoire passée et tu restais persuadé que tu étais dans le passé.
Toi, toujours bienveillant, tu avais de plus en plus de sautes d’humeur et parfois tu criais. Tu disais des « bêtises » aux gens qui te semblaient inconnus et tu ne savais plus t’en excuser. Tu es devenu, peu à peu, silencieux : tu n’entendais plus les conversations et j’arrivais de moins en moins souvent à te rejoindre. Tu semblais coincé dans ton passé et tu mettais de plus en plus de temps à me reconnaître, mais, à ma voix, tu finissais, finalement, par me replacer. Tu avais l’air si hébété et si inquiet. Cette maladie qui te faisait oublier et m’oublier, c’était ennuyeux pour toi et ça m’attristait, car je crois que tu entrevoyais encore que ta mémoire se perdait.
Au fil des mois, dans tes yeux bleus, il n’y a plus eu d’étoiles qui s’allumaient. Quand tu esquissais un semblant de sourire, ma journée était belle. Tu m’acceptais près de toi, car tu avais l’habitude de me voir et de m’entendre, mais il n’y avait plus de complicité. Je ne croyais pas que le vide arriverait si rapidement.
Après une longue vie, la fin est dans l’ordre des choses. Tu n’en pouvais plus et tu pleurais parfois. Quelquefois, j’étais lasse et je pleurais avec toi. Les autres croyaient que tu étais un poids pour moi; ils ne comprenaient pas que ma vie était liée à la tienne et que je resterais près de toi jusqu’au bout. Je voulais tant te garder en vie que je refusais que ce soit la fin.
Après un long chemin dans ta maladie, je me retrouve, maintenant, seule. Qu’est-ce que je vais devenir sans ta présence?
Je regarde par la fenêtre : dehors, il fait beau et les enfants d’en face et leur Cocker roux jouent dans la neige; à travers les flocons, c’est toi que je vois. Le fond du ciel me rappelle le bleu de tes yeux. Tes objets familiers sont là dans notre maison. Tu es toujours au milieu de mon cœur qui est rempli de moments tendres et précieux avec toi. Ça ne prend pas grand-chose pour raviver ton souvenir.
Je regarde des photos et l’évidence me saisit : tu n’existes plus. Notre vie ensemble s’est arrêtée : tu m’as quittée.
La maison est vide sans toi. Je ne t’entendrai plus jamais siffler au-dessus de ton établi. Toi, si habile, tu ne construiras plus de cabanes d’oiseaux ni des maisonnettes aux portes colorées. Je n’arrive pas à te dire adieu, car ta vie est tout autour de moi. Sans toi, je n’ai plus personne à prendre soin; je perds mon utilité. Je ne te verrai plus. Je suis effondrée. Je n’ai plus le moral. Je pleure comme une Madeleine.
Couper le lien avec toi que j’aime depuis si longtemps m’est difficile. Tout ce qui est toi est inscrit dans le bleu de tes yeux. Quand je ne sais plus quoi faire avec mes souvenirs et ma peine, je regarde le ciel bleu.
Je t’écris ces mots que tu ne liras jamais. On s’est aimé et tu me manques!
Ta Lili.
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Une réponse
Tellement touchant. Tu as ton utilité, plus que tu ne le penses. Déjà, juste d’avoir partagé ta réalité, tu fais comprendre à d’autres ce que c’est que de vivre avec un conjoint dont l’âme nous quitte avant le corps. Merci.