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L’oubli d’Albertine

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On oublie l’eau de la baignoire, le poêlon sur la cuisinière, un rendez-vous, le chemin pour rentrer à la maison et les numéros de téléphone des enfants. On le remarque et on écrit tout. Puis, un jour, on oublie que les enfants sont partis de la maison depuis longtemps.

À mesure que s’effaçaient dans sa mémoire les événements récents, les anciens souvenirs prenaient la place, dont ceux de l’enfance : des souvenirs qu’elle était seule à connaître.

Ses pensées ne participaient plus à la vie du moment et un régime de silence s’est peu à peu installé. Son esprit s’est perdu dans le vague où la parole, la sienne, ne signifiait plus rien pour les autres et celle des autres ne signifiait plus rien pour elle.

C’est un choc douloureux que d’entendre celle que l’on aime marmonner quand ses lèvres ne disent rien de cohérent avec le geste présent. C’est douloureux de constater que celle que l’on aime ne répond plus à nos mots tendres et aux gestes de tendresse, pas même avec un sourire. Ses sens ne se souviennent plus de la caresse. Elle ne se souvient plus du mot gentil et poli. Elle devient asociale. Elle qui aimait la compagnie des enfants, elle est maintenant insensible à leurs finesses; elle a maintenant une maladresse dans les doigts qui fait tomber les objets de ses mains. Alors, on ne peut plus rien lui confier. Elle a même l’air apeurée devant ses enfants. Elle n’a plus de sentiment pour nous qu’elle aimait tant. C’est l’engourdissement mental, la froide indifférence du cœur! Quoique séparée d’elle depuis un moment, lorsque je la quittais, elle restait longtemps dans mes pensées.

Avec l’oubli, la tête perd d’abord la mémoire de ses repères : les noms, les visages; ensuite le cœur oublie les amours, les amitiés, puis le corps oublie à son tour. Son estomac est devenu capricieux et elle ne savoure même pas la glace au chocolat qu’elle aimait tant et manger n’est plus une nécessité. Le matin, elle aimait se promener au jardin; son café en main, elle faisait le tour de ses plates-bandes, les pieds nus dans la rosée. Son corps est devenu frileux et elle reste figée sous sa couverture de laine. Elle qui aimait la déco, les beaux objets, elle ne les voit plus. Elle ne voit plus le beau et se fiche du laid. Elle devient imperméable à son environnement.

Sa tête semble s’être vidée de tout ce qu’elle aimait. Elle n’a plus le plaisir des beaux vêtements. Elle porte les mêmes, jour après jour. Elle oublie de les laver et de se laver. Elle qui ne sortait pas sans rouge à lèvres et mascara, elle ne se maquille plus. Elle qui aimait se faire belle; elle se regarde dans le miroir comme si elle ne se voyait pas. Un nuage semble s’être glissé sur ses yeux. Elle qui aimait les chapeaux, elle ne voit plus leur couleur, leur beauté. On dirait que toutes ses passions, ses affinités et ses plaisirs l’ont subitement quittée. Elle s’est comme endormie dans un autre monde. Elle si réceptive et affectueuse, le contact avec les gens ne la touche plus; elle est devenue insensible, apathique, impénétrable. Elle ne répond même plus à son nom et elle croit que je suis une autre. On était pourtant si attachée l’une à l’autre.

On n’arrive plus à faire remonter dans sa mémoire la moindre lueur d’un souvenir de nous. Se rappeler lui semble un effort surhumain. Elle semble si fatiguée qu’il nous apparaît inhumain et inutile de tenter toute stimulation. Sa tête est devenue une prison, un trou noir et vide. Elle ne sert plus… Et je l’aimais tant!

La perte de mémoire m’effraie!

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8 Responses

  1. Vous me décrivez exactement le quotidien de ma mère…Une situation de plus en plus éprouvante pour ma sœur et moi qui devons prendre toutes les décisions pour elle…elle vit maintenant sa jeunesse qu’elle n’a pas aimée ?

  2. Wow que c,est beau de te lire je crois que jamais j,oublierai Albertine car au fond de mon coeur elle a une petite place merci Miss Claudette…….

  3. Ouf! Si mon quotidien s’apparentait à celui d’Albertine je serais aux anges. Malheureusement, je suis dans un quotidien d’agressivité, de colère et de haine. Méchante charge émotive; en plus savoir à vivre avec l’évolution de la maladie et la dégradation de son état. Adieu douceur et plaisirs de partager les derniers moments. On me dit régulièrement que les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer sont souvent doux. Fallait-il que je vive l’exception? C’était pas nécessaire.

  4. Votre très beau texte est très touchant et réveille en moi de tristes souvenirs. Mon père est décédé à 59 ans de ce qu’on appelle aujourd’hui la maladie d’Alzeimer, dans les années 50 on ne connaissait pas ce terme. J’aurai bientôt 83 ans et j’appréhende les années qui viennent et je m’efforce de garder l’esprit ouvert le plus possible: socialiser, faire un peu d’exercices, les mots croisés, les casse-tête , la lecture.
    Merci d’avoir stimulé en moi le désir de continuer à garder l’esprit en éveil pour la suite des choses.

  5. Il est vrai Nikol que cette maladie n’évolue pas de la même façon pour tous. Je suis sûre que vous n’êtes pas aux Anges pendant les moments d’agressivité. et que c’est très difficile à vivre. Mais je suis sûre aussi que vous êtes son Ange!

    Lucie, je suis très heureuse que mon texte vous incite à garder l’esprit en éveil.
    Merci de vos honnêtes commentaires.

  6. Je crois que chacun espère avoir hérité de la mémoire et de la lucidité des parents. Quoique maman disait c’est dificile parfois d’être lucide jusqu’à le fin elle est décédé à 98 ans et papa 96 ans avec toute leur tête .

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