Lorsque j’étais petite, après le crépuscule, je prenais plaisir à observer l’intérieur des logis illuminés, devant lesquelles je passais à vélo, à pied ou en voiture. J’adorais deviner où se trouvait chacune des pièces, voir l’organisation de la maisonnée et surtout la vie qui y grouillait. Mais ce que j’aimais encore plus, c’était de pressentir, à travers les fenêtres, un réconfortant cocooning et une chaleur humaine.
Cette chaleur, je la percevais également à l’extérieur des demeures, le soir comme le jour. Dehors, les jours d’été, je voyais les voisins entretenir fièrement leur résidence ou profiter de leur cour aménagée à leur image. Et tous se saluaient, fraternisaient et s’entraidaient. Les enfants se donnaient rendez-vous dans la rue pour décider vers quelle maison ils iraient s’amuser : chez les Potvin, pour leur balançoire ou leur espace pour jouer à la cachette, ou chez les Gauthier, pour sauter à la corde ou lancer le ballon?
L’hiver, les adultes s’affairaient à « booster » des voitures qui ne démarraient pas, à ouvrir l’entrée enneigée de voisins plus âgés ou à prendre simplement un chocolat chaud autour du feu. Les jeunes avaient le choix d’aller glisser à la grande butte du village ou à celle de la cour d’école. D’autres monopolisaient la rue pour une partie de hockey improvisée. Et que dire des igloos et des tunnels, construits pendant des heures les uns chez les autres!

Et maintenant…
Bien des années plus tard, j’ai tenté de retrouver en milieu urbain des fragments de la vie communautaire de mon enfance. Mais lorsque mes pas m’ont menée vers ce quartier voisin du mien, je me suis plutôt sentie catapultée sur une autre planète, dans un monde qui était loin de ressembler à celui que j’avais gardé dans mes souvenirs. Le soir comme le jour, hiver comme été, repérer des signes de vie à l’intérieur ou autour de ces majestueuses résidences presque toutes pareilles relevait du défi.
Je me suis souvent demandé pourquoi je ne croisais sur ma route que quelques marcheurs ou coureurs, mais jamais les propriétaires de ces demeures. Aucun n’est dans sa cour, à laver sa voiture ou à en changer les pneus, à nettoyer ses fenêtres, à tondre le gazon, à arroser et désherber ses platebandes, à racler les feuilles, à installer des accessoires d’Halloween ou de Noël. Aucun ne profite de son imposante terrasse (pourtant aménagée dans un décor digne d’un magazine), où se côtoient des arbustes parfaitement ciselés, des plantes aux couleurs et à la floraison calculées, de chics clôtures ornementales, des statues en béton, d’impressionnantes fontaines ou des lampadaires géants. Sous d’éblouissants éclairages se cachait une grande noirceur.

Aucune personne dehors, donc aucun échange entre voisins. Aucun enfant ne joue dans les cours ou dans la rue. Aucun ne sautille autour d’un panier de basketball, l’été, ou d’un but de hockey, l’hiver. Aucun cri ni rire en écho au loin. Pourtant, ces immenses résidences peuvent abriter facilement une famille d’au moins dix individus! Aucun signe de vie. Ça en est pathétique, d’une tristesse incommensurable. Mais où sont-ils tous?
Ces maisons toutes pareilles
L’une de mes amies m’a un jour confié rêver d’une gigantesque maison où elle aurait tout à sa portée : un gym, une vaste cuisine, une piscine intérieure, un spa, un salon d’esthétique, etc. Je lui avais alors répondu : « Ce serait plate, car tu n’aurais même plus à sortir de chez toi! ». C’est peut-être ce qui arrive dans ce quartier… Les résidents se suffisent dans leur demeure, dans leur confort. Ou peut-être vivent-ils dans un second domicile? Ou bien ces maisons sont carrément vides, abandonnées? Ont-elles été saisies, faute de paiements hypothécaires ou de taxes? Et tout à coup me viennent en tête des bribes de la chanson des Cowboys fringants, Les maisons toutes pareilles* :
J’ai mon cinq mille pieds carrés
La grosse piaule dans un quartier
Flat comme le fond d’une bouteille
Où les maisons sont toutes pareilles.
Les symptômes pré-mensuels
D’une faillite trop personnelle
Un set d’outdooring dans l’salon
La pancarte à vendre su’l gazon.
Mais dès que le jour s’éveille
Sur les maisons toutes pareilles
La vie qui reprend son cours
Oublie le compte à rebours.
Et comme des milliards d’humains
J’me f’rai croire que tout va bien
Tant que s’lèv’ra le soleil
Sur les maisons toutes pareilles.
Je dirige mes pas vers le joli lac artificiel implanté au centre du quartier, pour espérer y retrouver mes amis Simon le grand héron, Oscar le canard, Gaétan le cormoran ou Crystelle la tourterelle, mais voilà que je remarque de faux hiboux en plastique perchés sur la plupart des toits des résidences et que j’entends aux alentours des sons stridents visant à éloigner les volatiles! Je n’y comprends rien : mais pourquoi des personnes absentes ne souhaitent-elles aucune trace de vie autour d’une maison vide?
Assis sur un banc, j’observe autour de moi ces maisons toutes pareilles et j’ai l’impression de revenir cinq ans en arrière, dans le calme plat du couvre-feu imposé pendant la pandémie. Et j’aurais juste envie de crier à pleins poumons :
« YOUHOU! Vous pouvez sortir! Nous sommes restés enfermés assez longtemps dans nos demeures. Nous sommes maintenant libres, vous entendez? LIBRES! ».
Je réalise alors que ce quartier sans âme est sans doute frappé d’une solitude chronique causée par un confinement matériel qui entrave l’atteinte d’un bonheur espéré.
Quand la nuit borde le soleil
D’vant les maisons toutes pareilles
Pis qu’chu tout seul dans mon froc
Face à face avec mon époque.
Je l’entends le glas qui sonne
Et c’pas vrai qu’j’m’en contrefiche
Dans une ère qui distorsionne
C’est tout l’monde qu’y a l’bonheur qui griche.

Des parcelles de mon enfance se trouvent assurément ailleurs qu’ici. Je retournerai sur mes pas pour m’attarder à d’accueillantes maisonnettes, autour desquelles je pourrai voir et entendre la vie qui grouille. Par un soir d’hiver, je marcherai en respirant l’effluve invitant de plats qui mijotent, en essayant de deviner ce qui se trame dans les chaumières illuminées. En entrevoyant des familles attablées pour souper, je saluerai au passage un ado qui déblaie l’entrée des voisins et je m’arrêterai au parc m’étendre dans la neige pour y dessiner un ange, juste à côté de ceux créés plus tôt par des petits et leurs parents. Et surtout, je sentirai profondément en moi cette liberté qui ne s’achète pas, celle accessible à l’écart de ces maisons toutes pareilles.
*Auteur et compositeur : Jean-François Pauzé
On peut lire d’autres textes de l’auteure sur son blogue personnel Mes inspirations.