Je ne sais pas quoi vous raconter aujourd’hui. Je suis toujours sur le chantier, les rénovations progressent et, comme prévu, nous emménagerons le 9 octobre. L’effervescence du début a laissé place à une sorte de résignation. Je me suis habituée à l’idée de vivre les six prochains mois dans le désordre. En gros, on vit dans un chantier.
Nous avons installé une plaque de cuisson ainsi qu’un four à micro-ondes dans une chambre située au deuxième étage, puisque la cuisine n’est pas encore accessible. Il faut dire que du balcon, nous avons une vue imprenable sur le lac. J’y ai installé une petite table pour nos repas, ce qui rend la situation tout à fait acceptable.
Ce déménagement est une nouvelle étape de notre histoire. Je ne peux pas dire que c’est la dernière, la vie est remplie de tant de rebondissements qu’il est difficile de prédire quoi que ce soit.
De rénovation
À travers le chaos, j’ai trouvé un refuge apaisant dans mes échanges quotidiens avec les ouvriers. Le bourdonnement constant des scies et de leurs outils me procure une sensation de sécurité, comme une armure qui me protège contre mes angoisses existentielles. J’apprécie leur humour décomplexé, et j’admire leur détermination à accomplir les tâches les plus fastidieuses.

L’autre jour, le maçon a patiemment gratté le vieux ciment d’un mur en pierre avant de le remplacer. Quand il est venu me chercher à la fin de la journée pour me montrer le résultat de son travail, il avait dans les yeux une fierté qui m’a profondément touchée. Chaque fois que je verrai ce mur, je penserai à lui. Vêtu de sa salopette maculée de ciment, une truelle à la main, ses cheveux noirs recouverts d’une fine couche de poussière, il avait l’air heureux. Je cherche à me remémorer la dernière fois où j’ai éprouvé de la fierté pour mon travail. J’ai souvent tendance à ne voir que les imperfections.
En rénovation
Est-ce que je vous ai parlé du grenier? Je ne me souviens plus. On appelait autrefois « les combles » cet espace situé directement sous la toiture de la maison. Nous allons le rénover pour en faire un vaste atelier. Les ouvriers y travaillent aujourd’hui. Ce sera un cocon douillet, où j’aurai tout l’espace mental nécessaire pour écrire. De plus, je me suis finalement déniché, au cœur de cette même pièce, l’endroit idéal pour stocker ma panoplie d’outils.
Créer des cadrans de montres et d’horloges demande un environnement paisible et une grande concentration. Je pourrai en toute quiétude explorer les limites techniques des arts anciens, comme le filigrane, la micro-mosaïque et l’émail cloisonné. J’ai réalisé que je m’attache au même souci du détail dans mon écriture que lorsque je travaille sur un cadran. Chaque mot étant chargé de sens, quand je les assemble, je cherche à les mettre en valeur en partageant mes idées. Je me plonge dans une bulle de tranquillité et cela me permet de faire face aux défis quotidiens et, surtout, aux turbulences de l’époque actuelle.
En regardant la somme des tâches inachevées, je soupire, car je sais que cela ne sera pas terminé avant Noël… c’est absurde, comme si c’était une échéance inévitable. Après 60 ans, le temps passe si vite que j’aspire seulement à avoir assez de temps devant moi pour réaliser ce que je veux laisser derrière moi.
De belles rencontres
Un magnifique papillon vient de se poser sur le rebord de ma tasse de café… cela me rappelle qu’il faut que je vous raconte ce qui m’est arrivé au bureau de poste hier matin. Alors que j’attendais que le système informatique accepte le code postal de l’éditeur à qui j’envoyais un manuscrit, j’ai entendu une voix incrédule s’exclamer : « Marielle?! ». Je me suis retournée et, en un instant, j’ai reconnu Mélanie.

Je l’ai rencontrée il y a environ trente ans, lorsque nous travaillions ensemble dans un restaurant. C’était une période difficile de ma vie, où je remettais en question mon mariage. Je me sentais prise au piège, dans un mariage à la dérive, avec deux enfants qui représentaient pour moi ce qu’il y avait de plus précieux. Mes revenus provenaient principalement des illustrations réalisées pour une agence de marketing. En cas de divorce, je savais que mes ressources ne seraient pas suffisantes pour couvrir leurs besoins et assurer leur éducation.
J’ai décidé de postuler pour un poste de serveuse, car c’était un métier stable et flexible qui me permettait de m’occuper de mes enfants après l’école. De plus, avec mon expérience professionnelle à l’agence, je pensais que je serais en mesure de concilier ces deux emplois.
Aux souvenirs du passé
J’ai donc débuté ma nouvelle carrière en tant que serveuse dans un restaurant très prisé des personnalités politiques. Je n’avais aucune expérience quand, le premier soir, j’ai dû servir une table de politiciens. Je tremblais en portant mon plateau rempli de divers cocktails.

En arrivant près de la table, j’ai trébuché et renversé le contenu sur un politicien connu et respecté. Il a réagi comme un gentleman. Il s’est penché pour m’aider à ramasser les olives éparpillées sur le sol, les quartiers de citron et les morceaux de verre brisé, pendant que j’essuyais le tapis imbibé d’alcool. Mon chignon défait, ma blouse tachée et les joues rouges, j’ai eu envie de démissionner sur-le-champ. C’est elle, Mélanie, qui m’a persuadée de rester.
Hier, nous étions toutes les deux debout au milieu du bureau de poste, pâmée de rire en nous remémorant l’incident. Puis, elle m’a raconté qu’elle avait quitté le restaurant peu de temps après moi pour poursuivre ses études. Même si elle était beaucoup plus âgée que les autres élèves, elle a tenu bon et a décroché son diplôme, avant de se lancer en affaires. Nous avons convenu de nous revoir la semaine prochaine, pour prendre un café dans ce restaurant où nous nous sommes rencontrées. Il existe toujours. Je suis si heureuse lorsque j’ai l’occasion de revoir des gens ou des objets du passé, car j’ai l’impression de récupérer le fil qui sert à relier le passé au présent.
Aux belles trouvailles
Après l’avoir quittée, je me suis dirigée vers le cœur du village, où j’ai découvert une boutique, un peu comme la caverne d’Ali Baba. Bien que mes promenades soient souvent sans but précis, elles finissent toujours par me mener quelque part. Le petit commerce a pignon sur la rue principale et dépend des dons de la communauté locale.

J’y ai découvert des merveilles : une ancienne lampe à l’huile en verre gravée de motifs floraux, une scène égyptienne peinte à la main sur de la soie, et une horloge victorienne en porcelaine blanche dont je compte remplacer le cadran par une micro-mosaïque. Ma nouvelle vie m’enchante. Je me sens maintenant chez moi. Je me promène tous les jours dans le village, que ce soit pour récupérer le courrier ou simplement pour découvrir mon nouveau milieu de vie.
De l’épervier
Mon papillon s’est envolé, mais je viens de voir un épervier s’abattre avec fracas sur une branche de chêne. Tendu vers le sol et les ailes déployées, il a l’allure d’un guerrier prêt à fondre sur sa proie. Du balcon, je n’arrive pas à voir la malheureuse, mais j’imagine que c’est une souris. Je ne les aime pas particulièrement, mais j’ai quand même un petit pincement au cœur pour elle. Sa mort sera aussi violente qu’inévitable.

L’épervier reste immobile, il attend le moment propice. Il ne tente même pas de s’attaquer aux écureuils qui sont pourtant nombreux, peut-être parce qu’ils sont plus rusés que lui? Je n’ai pas envie de quitter ma chaise, mais je ne veux pas non plus assister au carnage. J’ai suivi le regard de l’épervier et j’ai lancé ma sandale, qui est tombée dans un petit buisson. L’herbe a bougé, l’épervier s’est envolé. La souris a un sursis.
Je me prends à aimer les heures paresseuses. L’ombre des chênes s’étend. Deux cyclistes passent lentement, ils pédalent au même rythme. Je vais chercher le courrier plus tard. C’est une courte promenade de dix minutes, jusqu’aux boîtes aux lettres, cachées derrière le mur de pierre couvert de rosiers sauvages. L’arbuste est tellement chargé de fleurs que les branches alourdies touchent presque le sol. Les roses, pressées les unes contre les autres, répandent un parfum enivrant.
Au calme et au chat
Les ouvriers sont partis. Ils seront de retour demain matin, au lever du soleil. Tout à l’heure, je ferai le tour du chantier pour voir les progrès de la journée. J’aurai ensuite une courte conversation avec mes nouveaux voisins, qui ont hâte que les travaux se terminent et que le bruit cesse. Je les comprends : quand je n’en peux plus, je mets mes écouteurs et je me laisse bercer par Érik Satie…

Je pense que je vais me trouver un chat. Je l’imagine, ronronner sur le sofa à côté de moi pendant que j’écris. Ce sera peut-être un chat calico, ils ont un petit air sauvage qui me plaît. Qui gagnera la souris, le chat ou l’épervier?