Tranche de vie: Le jardin de mon voisin

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Tous les matins, lorsque je sortais, j’avais l’habitude de jeter un œil par-dessus la clôture de mon voisin. Comme son terrain se trouvait en contrebas du mien, je pouvais observer les améliorations qu’il y apportait chaque jour. Il commençait généralement à travailler dès 6 h, mais, dès qu’il me voyait sur mon balcon, il déposait sa bêche et nous nous arrêtions pour parler de la santé de nos plates-bandes. Ce matin-là, j’avais l’intention de me débarrasser des feuilles de chêne qui s’y étaient accumulées. Elles tardaient toujours à tomber en automne, de sorte qu’elles se retrouvaient sous la neige, coincées dans les branches des hortensias. Ce travail me plaisait, car, après avoir débarrassé les plates-bandes des derniers résidus de l’automne, la terre reprenait sa belle couleur noire. On pouvait alors voir émerger les pivoines et les iris.

Mon voisin

En sortant de chez moi, je me suis dirigée vers la cour, déposant mon sécateur et mon sac à ordures avant de m’avancer vers la clôture. Je m’attendais à voir mon voisin dans le jardin, en train de tailler les rosiers. Je vous laisse imaginer ma surprise quand, au lieu de le voir au travail, je l’ai trouvé étendu de tout son long sur le sol, entre le magnolia et l’érable du Japon! J’ai eu peur sur le coup, croyant le pire. C’est au moment où je me préparais à m’approcher de lui que, d’un geste de la main, il m’a saluée en disant : « Bonjour! Bonjour, voisine! » Mon cœur battait à tout rompre. Je lui rendis son salut en lui demandant, le plus naturellement possible, ce qu’il faisait là, couché sur le sol encore humide du mois de mai.

« Je pense à la mort », répondit-il.

Stupéfaite, je restai sans voix. La mort au mois de mai? À la limite, j’aurais pu envisager ce thème à la fin février, mais certainement pas en mai, alors que tout reprenait vie. En voyant ma surprise, il poussa un soupir, se redressa et ramassa son râteau. Tandis qu’il ratissait son potager, il m’a révélé qu’il y pensait chaque jour. Inquiète, je lui ai demandé si quelque chose le tracassait, s’il était déprimé. Il sourit et me dit que non, puis m’expliqua qu’il était juste heureux d’être bien vivant et d’avoir devant lui une journée entière à savourer. Il n’en gaspillerait pas une seconde. Voyant mon air préoccupé, il précisa que ses rendez-vous quotidiens avec la mort le remplissaient de gratitude puisqu’ils lui faisaient mieux apprécier les choses qu’il avait longtemps tenues pour acquises.

Lorsque je lui ai demandé si cela ne l’angoissait pas un peu, il a éclaté de rire. Il m’a dit qu’au contraire cela lui permettait chaque jour d’apprécier les fleurs qui s’épanouissaient au soleil, le doux chant des oiseaux pendant sa sieste dans le jardin et même les conversations que nous avions. Il n’était plus question de remettre quoi que ce soit au lendemain. Il s’arrêta et son regard embrassa tout le jardin. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était grave. Il s’approcha de la clôture et me dit, tout bas, qu’il essayait de se familiariser avec l’idée de la mort, qui est une chose naturelle et inévitable. Elle viendra le chercher un jour, mais ce ne sera pas une surprise, et il quittera paisiblement, sans regret.

Une discussion contrariante

J’ai tenté d’ignorer le malaise que je ressentais et de changer de sujet, qui me semblait inopportun, en cette belle journée de mai. Il m’a regardé, souriant, avant de me dire que tout est éphémère et que la permanence n’existe pas. Il faisait partie intégrante de son jardin, depuis le plus petit brin d’herbe jusqu’à la plus belle fleur et au plus grand chêne. Il formait avec ces éléments une immense tapisserie dont personne ne pouvait deviner le dessin final. Il me parlait comme s’il avait voulu me consoler.

J’étais déroutée. Je n’avais pas envie d’apprendre, aujourd’hui, à faire face à la mort. Je lui répondis que, vu comme ça, tout semblait insignifiant. La pile de vaisselle qui m’attendait sur le comptoir et le chaos de mes projets en cours dans mon atelier n’avaient donc aucune importance. Il me regarda d’un air réprobateur, sous son chapeau de paille, et me dit qu’il consacrait ce qu’il lui restait de temps à terminer sa propre mosaïque d’œuvres inachevées, en mettant tout son cœur dans la tâche pour que l’œuvre reflète dignement sa vie. Il me dit que, chaque été, mes rosiers préférés font tout leur possible pour produire des fleurs parfumées, même s’ils n’ont qu’une existence éphémère. Ainsi, leur existence était magnifiée et on se souviendrait d’elles dans toute leur splendeur. Chacune d’elles avait compté dans le regard de quelqu’un.

Je l’avoue, j’étais contrariée. J’avais envie de parler de jardinage, de semences et de bouturage, d’engager une compétition amicale et saisonnière sur la beauté de nos plates-bandes. Je ne voulais pas entendre parler de la mort de mes pivoines. Je ne voulais pas me plonger dans des réflexions philosophiques ce matin. Je me sentais frustrée. Je souhaitais revenir à nos conversations inoffensives, celles où je lui demandais des conseils sur la culture des rosiers et où il m’en donnait sur la santé de mes pivoines. Qu’était-il donc arrivé à mon voisin, passionné par son jardin, qui passait ses hivers à s’inquiéter d’un coup de froid soudain qui aurait pu endommager ses rosiers? Et comment pouvait-il accepter si facilement que quelqu’un d’autre cultive son potager un jour?

Jardinage… et mort

Je devais bien admettre que je n’avais pas encore atteint ce niveau de réflexion. La mort, pour moi, était un concept abstrait qui n’existait pas tant que j’étais vivante. Une fois morte, je ne serais plus en mesure de percevoir ma propre mort. À quoi bon, donc, chercher à m’habituer à un état dont je ne serai pas consciente, puisque je n’existerai plus? Mon voisin hocha la tête et, avec un regard empreint de compassion qui m’exaspéra, il répondit : « Nous devons semer des graines pleines de promesses pour inspirer les jardiniers de demain. Sinon, les humains sont voués à la médiocrité. »

Je n’avais pas envie de continuer cette conversation, alors je proposai de reprendre le travail. Malheureusement, mon enthousiasme pour nettoyer mes plates-bandes n’y était plus et je lui en voulais d’avoir gâché ma matinée. Il s’est mis à bêcher son potager en sifflotant. De temps à autre, il s’arrêtait pour respirer l’air frais et regarder, au loin, les nuages qui tranquillement s’accumulaient.

Les semaines qui ont suivi, j’ai arrangé mes sorties pour qu’elles soient plus tardives, quand il avait presque fini de travailler. Il ne semblait pas m’en vouloir. Sans doute avait-il compris que je n’avais pas envie de poursuivre cette conversation, qui m’avait laissée toute retournée. Il se contentait de me saluer et de me souhaiter une belle journée.

Une visite inattendue

Le jour où sa fille sonna à ma porte, j’ai cru qu’elle venait, comme d’habitude, apporter des plants de tomates en trop. Son père en cultivait toujours trop et me les donnait en disant qu’ils méritaient de vivre, eux aussi. En l’accueillant, je compris rapidement qu’il y avait un problème. Elle avait entre les mains une boîte qui semblait lourde, je l’invitai donc à entrer. Elle posa la boîte sur la table de la cuisine. Je me préparais à lui offrir une tasse de café quand j’ai vu une larme couler sur sa joue. Inquiète, je déposai la bouilloire pour m’asseoir à côté d’elle. Elle était silencieuse, visiblement ébranlée, et j’ai attendu.

Après un moment, elle me confia que son père était décédé quelques jours auparavant. Il tenait à ce qu’elle me remette cette boîte, qui contenait tous ses carnets de jardinage et des sachets de graines. J’étais profondément émue. Voilà pourquoi je ne l’avais pas vu depuis deux jours. Elle m’a expliqué que sa maladie, un cancer qu’il avait courageusement affronté pendant des années, l’avait finalement emporté. Mon voisin n’avait jamais mentionné sa maladie. Sauf lors de notre dernière conversation, nos sujets de discussion portaient uniquement sur notre passion commune : le jardinage. Ce matin-là, il savait que la mort était proche. Il savourait, pour la dernière fois peut-être, l’odeur du printemps et de ses premiers bourgeons.

Nous avons pleuré toutes les deux. Sous le couvercle de la boîte marquée à mon nom, une enveloppe était posée. Je reconnus aussitôt l’écriture. Avec les yeux embrouillés, j’ai eu un peu de difficulté à déchiffrer les quelques mots.

« Je surveillerai d’en haut, alors, prends bien soin de ton jardin. Il faut enlever les mauvaises herbes, mais pas toutes… Certaines ajoutent beaucoup de couleur. Je pars avec le sourire, j’ai fait de mon mieux. » – Jean

Avant que sa maison ne soit mise en vente et avec l’approbation de sa fille, j’ai transplanté dans mon jardin son magnifique rosier grimpant, j’en prendrai bien soin. Je ferai de mon mieux. Ces paroles me reviendront souvent à l’esprit, chaque fois que je serai tentée de négliger une tâche ou de la bâcler trop vite…

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