Faire sa valise avait été un défi. L’évènement littéraire devait durer cinq jours et elle avait, pour l’occasion, fait quelques dépenses. Des tenues simples et infroissables, son sens pratique ne lui faisant jamais défaut.
Aujourd’hui, jour du départ, elle avait belle allure dans une jolie robe jaune paille. Ses cheveux, où se faufilaient quelques mèches grises, étaient simplement retenus en un chignon sans prétention. Elle avait bien essayé une nouvelle coiffure, mais elle était revenue à son confort naturel.
L’angoisse du départ
Au fil de la semaine, je l’ai vue changer. Disparus le sourire et les étoiles dans les yeux, l’angoisse s’était pointée pour transformer ce séjour dont elle avait rêvé en une inutile et coûteuse errance. J’avais beau lui dire que nous y allions ensemble, que c’était somme toute une vacance entre amies, rien n’y faisait. Le souffle court et le geste nerveux, elle ne parlait pas. Elle bouclait sa valise, tirait les rideaux, vérifiait pour la énième fois que les portes étaient bien verrouillées. Elle m’en voulait.
Tout s’était décidé samedi dernier lorsqu’elle avait vu une publicité sur Facebook qui parlait d’un évènement littéraire à Santa Barbara. C’était une petite soirée tranquille chez elle, nous avions toutes les deux bu quelques verres de Sauvignon en parlant de nos rêves de jeunesse. Colette avait toujours aimé écrire. Elle était douée d’ailleurs. Puisque les années de pandémie avaient mis le monde sens dessus dessous et repoussé très loin la routine, les vieux rêves semblaient tout à coup accessibles, à portée de main. Sur un coup de tête, Colette s’était inscrite à cet évènement. Avivée par son enthousiasme contagieux, je lui avais promis de l’accompagner. Je profiterais de la plage pendant qu’elle écouterait les conférences et participerait aux ateliers. Je n’avais donc pas hésité à réserver un billet d’avion. Remplies de cette envie de voler vers cet ailleurs ensoleillé, nous nous sommes regardées, ravies de notre audace qui nous rajeunissait de trente ans.
Le lendemain, j’avais reçu un appel de Colette. Elle était dans tous ses états. L’invitation s’adressait probablement aux écrivains chevronnés ou aux aspirants possédant déjà une certaine expérience. Elle n’était ni l’un ni l’autre. Qu’est-ce qu’elle irait faire là? C’était de la folie! Elle était propriétaire d’un café. Était-ce la chose raisonnable à faire que de fermer le café pour une semaine alors que sa clientèle commençait à revenir, n’était-ce pas un risque inutile? Cette folle dépense alors que la pandémie… j’aurais dû l’arrêter! Ce flot de paroles m’avait désarçonnée, moi qui nageais encore dans une douce euphorie.
Quand je suis arrivée au café, elle préparait déjà le déjeuner pour les lève-tôt. Elle pourrait changer d’idée, ne pas partir. Une vague de regret m’envahissait déjà à l’idée d’annuler ce voyage. Et puis, Colette a levé la tête et m’a aperçue. Son visage semblait vieilli. En se redressant, elle soutenait machinalement son dos endolori par les heures de travail dans la cuisine. Elle n’avait jamais choisi une carrière dans la restauration, la nécessité l’avait simplement recrutée. Elle ne s’en plaignait pas, au contraire. Ouvrir un café lui avait permis de mener une vie décente avec ses deux enfants, de payer les factures et de leur offrir une bonne éducation. On ne lésine pas sur l’éducation. Ni sur les heures supplémentaires. Les enfants avaient leur coin dans la cuisine du restaurant. Chaque jour, après l’école, ils s’y étaient installés pour faire leurs devoirs devant une assiette de biscuits encore chauds. De cette façon, Colette pouvait garder un œil sur eux. Non pas qu’ils aient été difficiles, au contraire, mais on ne sait jamais. Maintenant, les enfants sont grands, leur sourire n’illumine plus la cuisine comme avant.
Doucement, j’ai parlé à Colette. Une semaine, ce n’est pas si long, le café et les clients l’attendront. Elle n’a pas à choisir, elle peut écrire et garder le café qui est pour elle une source d’inspiration. Un peu désemparée, Colette me regarde, quelques rides marquent son sourire quand elle dit: «Je sais… mais j’ai peur de ne plus avoir envie de cette vie.» Elle avait abandonné son rêve de devenir écrivaine et de parcourir le monde lorsqu’elle avait rencontré un beau professeur à l’université. Elle s’était mariée pour le meilleur ou pour le pire. Elle avait eu le pire et s’était séparée de lui après dix longues années. Ses obligations familiales avaient ensuite servi d’excuse pour ne pas reprendre son rêve là où elle l’avait laissé.
Le départ
À l’aéroport, nous avons regardé les avions décoller et atterrir. Autant d’aventures que de passagers. Assise devant un café qu’elle n’arrive pas à avaler, Colette a enfin retrouvé un peu de légèreté. C’est vrai, ce qui l’inspire, c’est la vie de tous les jours au café. Les petits détails de la vie des gens, leurs gestes inconscients qui révèlent toujours une parcelle de leur monde secret. Elle prend plaisir à imaginer leur vie. Elle écrit pour parler des choses qu’elle ne sait pas dire tout haut. Ou pour dire des choses qui n’intéressent pas forcément les gens, mais qui la font vibrer, elle. Colette se redresse sur sa chaise. Elle n’a toujours pas touché à son café, froid maintenant. Une heure s’est écoulée. L’embarquement est dans quelques minutes.
Il aura fallu toutes ces heures au-dessus des nuages pour détacher Colette des bras tentaculaires invisibles qui la retenaient captive du petit café du village. Et puis le sourire, les étoiles sont revenus.
Le début d’un grand voyage
La vue sur l’océan est magnifique et la chambre plus que confortable. Colette prend le temps de défaire ses valises alors que moi je n’ai qu’une envie, aller voir la mer de plus près. Il est tôt, le hall lumineux et désert. Un bouquet de pivoines fraîches parfume la réception. La mer s’étend devant nous. Il suffit de traverser la rue pour se rendre à la plage. Une légère brise marine ébouriffe mes cheveux. Colette enlève ses sandales pour sentir le sable doux et frais sous ses pieds nus. Les vagues roulent doucement sur le sable. Nous avons à nouveau vingt ans.
Nous marchons longtemps dans le sable chaud. De l’autre côté de la rue et en partie caché par des buissons d’hibiscus, un charmant café aux volets jaunes grouille déjà de clients. Les bacs à fleurs débordent près des petites tables avec vue sur l’océan. Assises à l’ombre d’un parasol bleu, notre amitié effilochée à travers les années retrouve une nouvelle fraîcheur. Colette parle de la routine au café qui fait partie d’elle. Elle aime recevoir les gens. Elle n’avait fermé le café qu’une seule fois, au début de la pandémie. Juste le temps d’organiser la cuisine et un service de repas à emporter. Elle a tant d’histoires précieusement sauvegardées. Tant à raconter.
Le soleil sèche le pavé de mosaïque bleu fraîchement lavé. Une femme est assise seule à une table voisine. Élégante avec ses cheveux blancs bouclés et sa robe de coton bleu pâle. Occupée à lire la brochure de l’évènement, elle ne remarque pas qu’elle est observée. Un éclair joyeux dans le sourire de Colette qui avoue être intimidée par l’apparence de cette dame qui pourtant lui ressemble. Elle se sent encore fragile et sujette à des revirements soudains. L’excitation ne l’a pas quittée, au contraire, mais l’appréhension non plus. Elle a encore besoin de temps. La journée se termine tout doucement.
Le grand jour
Colette se sert une deuxième tasse de café. Elle a pris le petit déjeuner dans sa chambre, ce matin, après une courte promenade sur la plage. Elle range soigneusement son carnet et ses trois stylos dans son sac. «Pourquoi trois stylos?», je lui demande. «Parce qu’on ne sait jamais, je pourrais manquer d’encre», dit-elle. Debout dans la lumière du matin qui éclabousse la grande fenêtre, elle semble incroyablement vulnérable.
À huit heures cinquante-cinq, Colette entre dans la salle bondée où les participants sont accueillis avec une étiquette portant leur nom et les informations pour la semaine à venir. Beaucoup de gens se connaissent déjà, les retrouvailles sont bruyantes et joyeuses. Les gens comparent leurs ateliers préférés, prévoient des arrangements de sièges pour les repas. À la table d’accueil, une femme lui sourit. C’est la femme en bleu du café. Un peu intimidée, Colette progresse lentement dans la salle. L’excitation est palpable et elle ne peut s’empêcher de sourire. Elle choisit une place éloignée de la cohue pour se donner le temps d’absorber cette énergie créatrice, de la faire sienne. Et puis voilà, elle se sent à sa place, tout comme au café.
En fait, je crois que sans le savoir Colette avait commencé ce travail intérieur en répondant à l’appel sur Facebook. Elle avait si peur de perdre ses repères. Elle n’a rien perdu du tout. Le café l’habitera toujours, tout comme chacun des clients qui enrichissent son imaginaire.
Un voyage marquant
Depuis ce voyage, Colette a rajeuni. Elle a le sourire facile. Elle est moins disponible parce qu’elle se donne maintenant l’espace dont elle a besoin pour rêver et pour écrire. Un client vient de quitter le comptoir du café et Colette me fait un clin d’oeil. Je sais qu’une nouvelle histoire vient de naître.
Vous aimerez aussi :
Une réponse
Bravo! Très inspirant et bien relaté.