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Tranche de vie: L’enfer/mement

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Les sujets de mes textes sont, pour plusieurs, inspirés par les sentiments que j’ai pour les gens de mon entourage. Dans celui-ci, il s’agit de ce genre de situation dont on croit qu’elle n’arrivera jamais. Pourtant, c’est arrivé à une personne avec qui j’ai été liée. J’étais près d’elle à cette période et j’avais pour elle une sincère empathie.

La mère et la fille avaient un bon travail et vivaient en colocation une vie sociale épanouie. Ni l’une ni l’autre n’avaient de relation sérieuse avec un homme et elles étaient à l’aise de se confier l’une à l’autre. À mes yeux, cette jeune femme était pleine de promesses et, comme sa mère, je la croyais à l’abri des déséquilibres.

Avec ses mots et quelques-uns des miens, la mère vous raconte cette période difficile où sa fille chérie a vécu l’enfer de « l’enfer/mement. »

Soudainement, dans les yeux de ma fille, je lisais un tourment, une souffrance. Elle semblait être désillusionnée et avoir perdu l’envie de tout projet. Du point de vue professionnel, elle se montrait parfaitement compétente et fiable; elle était même intimidante de discipline et d’efficacité. Cependant, lorsqu’elle rentrait à la maison, c’était comme si on avait éteint la lumière. Pour la galerie, elle arrivait à prétendre être bien, mais devant moi, sous l’armure, je la sentais vidée de sa joie de vivre.

— Je sais que tu t’efforces de paraître heureuse, mais que tu ne l’es pas.

— Tu as raison, mais je ne veux pas en parler.

Nos brèves rencontres n’étaient plus des moments chaleureux et notre maison ne résonnait plus de nos fous rires à n’en plus finir; de toute évidence, elle craignait que je la questionne et donc, elle m’évitait et s’enfermait dans sa chambre. Je n’arrivais plus à entrer en contact avec elle et je ne pouvais pas la réconforter. Pourtant, il n’y avait pas si longtemps, on partageait tant de choses et il y avait tant de complicité entre nous.

Peut-être à la faveur de l’été, pendant quelques jours, j’ai eu l’impression qu’il lui revenait un regain de vie et qu’elle avait décidé d’aller mieux. Entre le comptoir de cuisine et son départ le matin, elle faisait l’effort de me laisser lui parler et de me sourire.

— Est-ce que ta vie va mieux?

– Oui, ne t’inquiète pas!

Tout en douceur, maintes fois, je l’ai suppliée de me raconter. J’ai eu beau lui dire des choses gentilles, elle n’a pas voulu me confier son secret. Quelle expérience difficile cachait cet « enfer/mement? »

Les mois passant, la nuit, j’entendais des pleurs camouflés par l’oreiller. Au matin, ses yeux étaient inexpressifs et elle était blanche à faire peur. Un jour, j’ai ouvert la porte de sa chambre. Tout y était en parfait ordre. J’ai osé regarder sous le lit, sous le matelas et sous la douillette. J’ai d’abord pensé que la tache sur le drap venait de ses menstruations… Puis, comme elle portait en tout temps des manches longues et des pantalons, il m’est venu à l’idée qu’elle se scarifiait. Même si je ne voulais pas envisager que cela pouvait être possible, j’en avais le frisson. Je ne l’avais pas mise au monde pour la regarder s’infliger des douleurs. Aussi, j’ai décidé de la confronter.

– Est-ce que tu te mutiles?

– Euh! … J’ai honte de moi! Je veux aller mieux et pour ce, j’ai besoin de me débarrasser de ma saleté. Arrête de t’inquiéter, je ne me mets pas en danger et je me sens mieux après.

— Tu es une personne que j’aime, c’est impossible d’arrêter de m’inquiéter quand tu es en train de te faire du mal.

— Si je ne m’en prends pas à moi, je vais m’en prendre aux autres. Je me sens si coupable! Si tu savais ce que j’ai fait!

— Qu’est-ce que tu as fait?

— J’peux pas te le dire. Tu aurais honte toi aussi!

— Parle-moi.

— Je suis désolée, je ne peux pas.

— Je ne serai jamais fâchée contre toi et je ne te laisserai pas tomber, je te le promets.

Même si je souhaitais qu’elle aille mieux, elle n’allait pas mieux. Que lui était-il arrivé de si violent pour déclencher ce sentiment de honte et ce besoin de se punir en s’entaillant? Comment la convaincre de consulter afin de gérer autrement sa peine et qu’elle cesse de s’abîmer?

Il y avait déjà près d’un an que sa tristesse durait. Ce qui correspondait au moment où elle avait mis de côté sa meilleure amie après une fin de semaine de vacances d’où elle est revenue avec un bleu sur la figure. Elle avait, supposément, trébuché dans l’escalier glissant. Ses scarifications seraient-elles liées à ce qu’elle avait vécu lors de cette vacance? Et je n’aurais rien vu…

Parce que je l’adorais et que je ne serais jamais indifférente à son sort, je m’occuperais toujours d’elle; alors, j’ai voulu lui faire la vie douillette. J’ai mis sous son oreiller un petit sachet de lavande, l’odeur qu’elle préfère et qui l’apaiserait peut-être. Je lui ai préparé des sandwichs poulet et mangue, des potages à la courge musquée, des crêpes aux fraises et du café expresso avec une touche de chocolat. Mon aide consistait à faire qu’elle aille, sinon mieux du moins, moins mal. Parfois l’amour se manifeste autrement que par les mots.

Je n’étais toutefois ni stupide ni naïve et je ne pouvais pas continuer à cautionner son comportement. Alors j’ai de nouveau exprimé mon inquiétude.

— Savoir que tu as l’habitude de te couper m’effraie! Tu sais, ça me peine de te voir dans cet état.

— Je sais que tu m’aimes et que tu te soucies de moi. Je sais que tu es de façon constante à mes côtés. Je m’étais promis d’essayer de trouver chaque jour une raison de ne plus me scarifier. Je voulais aller mieux, je m’y suis efforcée, mais je n’arrive pas à oublier.

— Si tu n’y arrives pas toute seule, je peux aller à l’hôpital avec toi; il y a des gens compétents qui ont de la sollicitude et qui te comprendront.

— Tu ne peux rien pour moi.

— Alors, fais quelque chose pour toi. Il n’y a pas de honte à se confier et à consulter.

— Je ne peux pas! J’ai trop honte! Je suis si fatiguée! Merci de prendre soin de moi, maman.

Après cette conversation, elle s’est mise à pleurer et est montée dans sa chambre. Comme tous les soirs, j’ai entendu l’eau couler dans la baignoire… Ce soir-là, elle s’est tailladée si profondément qu’elle a mis sa vie en danger. Je n’ai jamais pu oublier le moment où je l’ai trouvée.

Pour moi, elle était un diamant qui brillait de mille facettes, mais, à ses yeux, sa vie lui était impossible à réparer. Chacun a sa limite supportable. Elle s’éteignait peu à peu et je n’ai pas su ni vaincre son silence ni la délivrer du poids de cette souffrance intarissable qu’elle gardait en elle. J’aurais dû savoir que survivre ne suffisait pas et j’aurais dû voir venir les conséquences.

Aujourd’hui, il fait un beau soleil et c’est son anniversaire. Elle est toujours mon grand bonheur.

Pas plus qu’on ne peut contraindre l’autre à nous aimer, on ne peut, même par amour, le contraindre à se laisser aider. On se méprend sur le pouvoir de la confiance et de l’amour. Mais quand on vit auprès de quelqu’un, pour n’avoir pas trop de regret, il faut au moins avoir tenté de voir en lui.

Le mois de novembre est vraiment le mois des tristes souvenirs.

Ceux qui tombent entraînent souvent dans leur chute ceux qui se portent à leur secours. – Stefan Zweig

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