Un jour où un soleil de plomb faisait ondoyer le contour des choses, il m’a pris la main et m’a dit des mots qui m’ont consolée du chagrin d’une rupture. Je n’avais encore jamais été le sujet d’une telle sollicitude. Là, en cet instant, j’ai instinctivement su que c’était lui mon âme sœur et que je devais le laisser entrer dans ma vie.
Pendant les premières années de notre vie à deux, j’étais incapable de me projeter dans la responsabilité de devenir mère. Je dois l’avouer, je n’étais pas animée par le désir biologique de devenir maman et les enfants des autres m’inspiraient plus de soucis que de romantisme. Je ne croyais pas que mon identité de femme passait par le contrat de concevoir un enfant.
L’être humain étant plein de contradictions, j’ai délibérément arrêté la pilule contraceptive qui me donnait des maux de tête si aigus que j’en rejetais le contenu de mon estomac. J’avais dans ma vie la tendresse d’un homme et nous avons convenu d’accueillir la vie si elle se créait en moi.
La maternité
Dans cette nouvelle ville où je venais de le rejoindre, dans l’appartement du deuxième étage, sans emploi et enceinte, je me sentais isolée. Comme pour d’autres femmes avant moi, l’anarchie des hormones a rendu mon premier trimestre de grossesse cauchemardesque : les seins douloureux, les nausées, l’envie de dormir, l’humeur irascible et pleurnicharde. Mon ventre s’est arrondi, mon nombril est devenu visible et, au creux de ma main, un minuscule être humain en construction a pris contact. À ce moment, ma grossesse a pris un sens valorisant.

Après les douloureuses contractions de l’accouchement, mon bébé dans les bras, je le regardais me regarder et je pleurais. Son père avait une confiance inconditionnelle en moi et croyait que je pleurais de joie alors que je me demandais comment je réussirais à prendre soin correctement de cette si fragile personne.
Sans en avoir la maturité et sans connaître les règles de maternage qui régissaient la vie d’un bébé, j’avais mise au monde une mignonne petite humaine dont j’étais la première responsable. J’en étais à jalouser son père d’être au travail et d’avoir le plaisir de converser avec des adultes dans sa journée. Cependant, j’avais maintenant une identité de mère et, malgré que ma confiance était au plus bas, je devais à ma petite fille d’apprendre à devenir mère. Mettre un enfant au monde est dans l’ordre naturel des choses. C’est ce que l’on croit! J’aurais réellement apprécié l’aide d’une mentore comme au temps des relevailles.
À l’écart du monde, en tête-à-tête avec mon bébé, pendant l’apprentissage des gestes d’allaiter, de nourrir, de toiletter et de bercer, avec mes mots d’adulte, je lui racontais ce que j’avais ressenti pendant ma grossesse et depuis sa naissance. En réponse à mon monologue, tout son corps gigotait et son visage expressif disait que ma présence et ma façon de la toucher ne l’importunaient pas. Quand j’imitais ses sons, elle semblait prendre plaisir à tenter de babiller les miens. Il y avait, dans les étincelles de ses pupilles brillantes d’intelligence, une interpellation qui m’attendrissait et me faisait lui sourire. Tout doucement, nous nous apprenions!

Un rôle précieux
Dans cet espace de conversation intime autour des gestes de routine, je me suis alors perçu comme la médiatrice qui l’aiderait à prendre sa place de façon autonome parmi les humains. Ce sentiment d’utilité m’a réconciliée avec les difficiles premiers jours. Il s’est installé entre nous une complicité affective que je n’ai jamais oubliée.
On dit que l’amour invite l’amour. Quelques années plus tard, j’ai eu envie de revivre cette connexion intime et tendre avec un nouveau petit être humain. Mais malgré la sincérité de l’attachement, la vie ne fait pas que des cadeaux, quelques fois elle est cruelle. Plusieurs parents ont dû composer des années durant avec la maladie ou le handicap d’un enfant et plusieurs ont perdu des enfants. Je suis admirative envers ces parents. À mon tour, le contrôle de leurs vies m’a échappé et ces enfants qui me faisaient confiance pour les protéger ont eu des accidents.
« Elle l’a échappé belle! Rien de cassé! Mais elle vomit et la radiographie signifie que sa tête a pris le choc de l’impact! Dans les heures qui suivent, surveillez-la de près! Il vaut mieux qu’elle ne mange pas! Laissez-là en position assise! Ne la bercez pas! »
On dit qu’en affrontant des situations dramatiques, le courage vacille seulement quand la faiblesse est permise et qu’il ne faut pas plus de 20 secondes pour que l’ocytocine fonctionne. J’ai espéré fort que le courage s’inviterait! Mais il n’y avait en moi qu’un méli-mélo de détresse et de tendresse. Ma petite fille de 3 ans avait le visage ensanglanté et bleui. Son traîneau rouge s’est buté contre un arbre à quelques pas d’une falaise rocheuse. Un moment qui se voulait joyeux aurait pu être mortel. Ses deux mains accrochées à ma main et sa tête cachée derrière mon bras signalaient qu’elle ne voulait pas être séparée de moi. À ce moment, j’ai mesuré combien on s’aimait.

Quelques jours plus tard, en me regardant me maquiller : « Maman, je veux être belle moi aussi! ». Elle se rendait compte de sa soudaine laideur. Un frisson m’a submergée! Je me suis longtemps inquiétée de ce qui pourrait être une séquelle.
Des moments d’inquiétudes… et d’amour
Certains croient que notre histoire de vie est écrite avant de la vivre. Vrai ou pas, quelques années plus tard, je craignais à nouveau de perdre un enfant et me retrouvais aussi désemparée que lorsque j’avais eu cette peur panique de perdre ma fille.
Aux urgences, c’est son pantalon de velours cordé, vert forêt à bretelles qui m’a permis d’identifier mon fils. « Son état est critique! Il se peut que des lésions au cerveau laissent des dommages irréversibles! Un neurochirurgien l’attend en salle d’opération. » Dommages irréversibles! Mon sang battait dans mes tempes et, l’instant d’après, les sons sont devenus feutrés et la chambre a perdu sa lumière.
Quand on l’a ramené, un fil sortait de sa tête enrubannée; il était branché à des moniteurs bruyants et inquiétants. Pétrifié dans un état d’immobilité, c’était à peine si on devinait un tressaillement de vie. Ce jour-là, j’avais le cœur en pièces et j’ai eu envie de croire en un Dieu. Combien de jours d’incertitude j’allais encore être capable de supporter sans crier mon inquiétude? Il faillait qu’il s’en sorte indemne ou alors il valait mieux qu’il ne se réveille jamais, car je n’arriverais pas à supporter la culpabilité de le voir abîmé. Comment me pardonner de ne pas l’avoir conduit à l’école ce midi-là?
La journée spéciale de sa sortie de l’hôpital, le nez levé vers le soleil, il aspirait l’air avec un sourire. Comme lui, j’ai relevé la tête et respiré en plaçant tous mes espoirs en sa vitalité si émouvante. J’étais heureuse de le ramener à la maison, dans notre cocon protecteur et de retrouver la vie de famille stable avec ma grande petite fille. Suffirait-il d’avoir une attitude confiante?

On dit qu’il ne nous arrive que ce que nous sommes capables de supporter et que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Foutaises! Même si être forte aurait dû être ma seule option, je ne suis absolument pas devenue plus forte. Je faisais au mieux, mais, malgré qu’il soit lui aussi devenu mon chéri, je ne me suis pas sortie de toutes les situations avec grand honneur. Lorsqu’il rageait et pleurait de découragement, son chagrin s’infiltrait en moi et j’avais une rechute de production d’eau salée. Pendant ces mois de montagnes russes, j’ai admiré sa détermination de petite abeille et les réconfortants bonbons chocolatés (Smarties) ont été les récompenses de ses moindres progrès. Pour la médecine, il était parmi les enfants Phénix qui ont déjoué les prévisions. Pour moi, ses cicatrices me répètent que lorsqu’on prend son enfant dans ses bras, il se peut que ce soit la dernière fois qu’on lui dise son amour.
Quand les enfants deviennent parents
Après ces épreuves, comme des graines déposées par le vent, mes enfants ont poussé et, comme tous les adolescents, ils sont devenus susceptibles, grincheux et silencieux. Puis, ils ont vécu leur lot de déceptions, de peurs et de tristesse de jeunes adultes. J’ai alors appris à les observer, à les aimer et à m’inquiéter de loin. Un jour, ils m’ont mis leurs bébés dans les bras avec une trousse de premier soin et une liste de consignes propres à leur génération. Depuis qu’ils sont, eux aussi, inquiets pour leurs enfants chéris, ils ont une compréhension pleine de sollicitude envers la parentalité. Je constate aujourd’hui que mes enfants m’ont patiemment appris à devenir leur mère et m’ont inconditionnellement pardonné les faiblesses de ma personnalité.
Si je n’avais pas été mère, je n’aurais pas entendu de leur part et de celle de mes petits-enfants, ces jolis mots « maman, grand-maman, je t’aime » et ma vie serait moins belle.