Tranche de vie: Papillon du désert - Les Radieuses

Tranche de vie: Papillon du désert

Depuis le mois de juin, j’ai passé beaucoup de temps dans mon jardin. C’est en jouant dans la terre, en semant des fleurs et en récoltant des légumes que je me suis mise à réfléchir sur ma vie. J’avais envie de me souvenir de l’enfant que j’avais été et de la comparer avec l’adulte d’aujourd’hui. Comme tout le monde, j’ai été façonnée par un ensemble unique de circonstances, d’opportunités et de défis. Quel a été l’impact de mes choix et de mes expériences de vie au fil des années? Qui suis-je devenue?

Enfant

Toute petite, j’avais appris de mes parents à craindre le monde extérieur et ses habitants. Étrangement obéissante, je maintenais à distance les quelques amies qui se faisaient avec le temps de plus en plus rares, découragées après de multiples tentatives infructueuses. Dans ce désert affectif, j’avais trouvé une évasion confortable dans la lecture, et des montagnes de livres meublaient mes vacances d’été. Tous les mardis matin, j’étais la première à attendre le passage de la bibliothèque ambulante. La file se formait derrière moi, les enfants rapportaient les quelques livres de la semaine précédente pour les échanger. L’heureux babillage dont je ne faisais jamais partie se changeait en bousculade joyeuse dès que l’autobus tournait le coin de la rue.

Le chauffeur, toujours de bonne humeur, ouvrait lentement la porte pour nous laisser entrer. Je garde un souvenir indélébile de son sourire et de sa main levée qui calmait le brouhaha avant de laisser à tour de rôle les enfants monter dans l’autobus. Nous avions droit à cinq livres pour la semaine, mais parfois j’avais du mal à choisir et je prenais trop de temps. Il mettait alors un doigt sur sa bouche en me signalant de garder le secret avant de rajouter un livre sur ma pile. Je le regardais, mes yeux remplis d’adoration promettaient le silence. Je m’enfuyais avec mon butin. Je crois bien qu’il a été mon premier amour. J’étais résolue à ne pas lire plus d’un livre par jour pour être certaine de ne pas en manquer. Évidemment je n’y arrivais jamais et me retrouvais désoeuvrée en attendant le mardi suivant.

Pour parer à cet inconvénient, je me suis mise à dessiner, à bricoler. J’entendais bien les cris et les rires des enfants qui jouaient au ballon dans la rue. Mais une petite armée de livres faisait barrage à cette cruelle morsure au coeur qui me disait, tout bas, que j’étais irrémédiablement seule. De toute façon, je n’aurais pas su approcher les autres enfants. Tandis que j’étais prisonnière de règles que je ne questionnais pas, ils étaient déjà bien plus avancés que moi puisqu’ils connaissaient l’amitié et l’importance de bâtir des ponts entre leurs solitudes. Ils avaient une complicité que je ne comprenais pas. Ils avaient instinctivement compris que la force réside dans l’unité. Déjà, ils tissaient les fondations de leurs vies, des fondations où la confiance et la connaissance de soi, et des autres, sont les matériaux essentiels.

Le papillon

Pendant ces précieuses années ou j’ignorais l’importance de développer mes compétences sociales, mon attention s’était tournée vers un microscope que j’avais reçu pour mes huit ans. Cette occupation solitaire me faisait sillonner le jardin à la recherche de pétales de fleurs, de brins d’herbe et de sable, que j’emprisonnais entre deux lamelles pour les examiner de plus près. Et puis, un jour, j’ai attrapé un papillon qui s’était posé sur la clôture. Avec mille précautions je l’ai séquestré à son tour pour mieux l’étudier. Les couleurs à peine perceptibles du nacre au soleil se déployaient comme un arc en ciel sous la lentille. J’étais émerveillée.

Mon enchantement fut cependant de courte durée. Le pauvre papillon n’avait pas survécu à l’expérience. J’ai tout essayé pour le ranimer. J’ai soufflé sous les ailes pour encourager leur faible battement, je lui ai fait un petit lit dans l’herbe fraîche. Je lui ai apporté des fleurs pour qu’il en boive le nectar. Rien n’y fit. Il était mort dans sa prison, plus jamais il ne volerait au soleil. Plus tard dans l’après-midi, j’avais bricolé un cercueil minuscule pour y déposer le petit corps refermé sur lui-même. J’étais confrontée pour la première fois à un malheur irréparable que j’avais causé. Je pense que jamais autant de larmes n’ont été versées sur la mort d’un papillon. Je l’ai visité pendant plusieurs jours, avant de retourner à des activités moins dangereuses pour les petits résidents du jardin.

J’essaie de me rappeler ce que je ressentais quand j’étais petite, enfermée sous ma cloche de verre. J’avais l’impression de voir et d’entendre sans être vue ni entendue. J’avais pris l’habitude d’être invisible, de ne pas dire ce que pensais. Je n’étais pas malheureuse, mon petit univers était tout de même fascinant, la lecture et l’art offrant des possibilités infinies d’exploration de soi et du monde vu d’une distance sécuritaire. Je crois que je vivais bien ma solitude. Même quand je suis arrivée au pensionnat à l’âge de onze ans, j’y étais très confortable.

Déployer ses ailes

Habituée à une vie passablement recluse, l’horaire rigide ne m’incommodait pas du tout, au contraire. J’avais une grande latitude pour étudier, lire et rêver. Il m’arrivait parfois, les jours de Fêtes, de ressentir une mélancolie déconcertante. Une envie de faire partie des autres. Mais je n’osais pas. La plupart du temps, je fuyais les loisirs organisés. L’idée d’avoir à me mesurer à d’autres, de montrer mon ignorance des conventions ou de m’engager dans une activité à laquelle je ne connaissais rien m’épouvantait carrément. Je passais tous mes temps libres à la bibliothèque où je n’avais rien à craindre.

Soeur Claire me fournissait des lectures nouvelles et excitantes. Au cours des années, elle m’a fait découvrir de grands auteurs, entre autres Voltaire et Balzac pour lesquels j’ai toujours un faible. C’était d’ailleurs une véritable contrebande, puisqu’elle cachait les livres dans un sac de papier brun. Elle dissimulait ensuite le sac derrière un buste de Beethoven, dans le couloir qui menait au bureau de la soeur supérieure. Elle avait du cran soeur Claire. Ces auteurs, que je lisais moi-même en cachette, tenaient un langage qui contredisait souvent celui de mon père. J’en avais ressenti à l’époque une certaine confusion. Je me mettais à douter de principes qui m’avaient été inculqués et que je considérais dorénavant discutables. Les changements étaient subtils, mais importants parce que l’année suivante fut celle du Grand Dérangement, celle où j’allais tout remettre en question.

C’est au collège qu’ont eu lieu les premières secousses qui ont ébranlé mes fragiles fondations. J’avais seize ans et mon professeur de morale était un jeune avocat athée qui possédait un doctorat en théologie. Mélange explosif. Il accueillait avec beaucoup de plaisir sa classe d’adolescents rebelles. Il encourageait la remise en question des règles si nous avions des raisons valables pour le faire et, surtout, si nous avions une solution à proposer. Les débats faisaient rage pendant les cours et je m’en tirais plutôt bien, j’avais tout de même acquis à travers mes lectures quelques arguments solides pour soutenir mes idées. En quelques mois, j’avais quitté ma bulle pour rejoindre les autres.

L’affirmation

Une fois mes pensées étalées au grand jour, je ne savais plus me taire. J’avais mon mot à dire sur tout, j’avais l’impression de naître. Vous aurez compris que j’en ai tiré le maximum. À cet âge, je vivais une petite révolution intérieure qui avait besoin du souffle complaisant de cette ambiance contestataire pour grandir… et affronter mon père. Défi pour lequel je manquais terriblement de courage.

Cette année-là a pourtant changé le cours de ma vie en me donnant une voix. Moi qui n’avais jamais eu d’amis, j’étais maintenant entourée d’une faune colorée qui me changeait du silence ouaté du pensionnat. Mon père avait mis son veto sur le port du jean? Qu’à cela ne tienne, des élèves de ma classe s’étaient cotisés pour m’en acheter un. Au début, je me changeais en arrivant à l’école. Et puis, un jour, j’ai décidé de rentrer à la maison comme ça. Je ne vous dis pas le scandale. Aux yeux de mes parents, j’étais tout d’un coup devenue incontrôlable. Les affrontements se succédaient. Au début, c’était difficile de me faire entendre, les mots me désertaient devant leur regard qui me clouait sur place. Puis tranquillement, les mots sont venus tout seuls pour me dire. Je reprenais confiance et le monde extérieur ne m’effrayait plus. L’appui sans jugements de mes amis m’accompagnait et j’apprenais de la diversité de nos expériences de vie. Ma perception du monde a changé.

L’autre jour, je travaillais au microscope sur un cadran de montre en micro-mosaïque. Pour la première fois de ma vie, il m’est venu une vague de reconnaissance pour l’enfance austère qui avait été la mienne. Je n’aurais probablement pas développé d’habiletés pour ce genre de travail si les circonstances de mon existence ne m’avaient pas forcée à explorer l’univers lilliputien du jardin de mon enfance.

Ce qui faisait auparavant barrage, les livres, est devenu ma façon de communiquer. Je suis devenue moi-même parmi les autres.

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