À la fin d’un spectacle, après m’avoir gratifiée d’un clin d’œil et m’avoir détaillée de haut en bas, comme un objet qu’on envisage d’acheter, un monsieur s’approche, d’un pas alerte. Il porte une cravate dispendieuse et une veste croisée Prince de Galles qui lui confère l’élégance et la classe d’un vrai gentleman aux cheveux gris.
— Vous êtes la plus belle « poupée » du groupe. Vous avez conservé de beaux « restes ». Avez-vous suivi la mode du Botox?
Je n’avais pas la prétention d’être une reine de beauté, mais des « restes »…
Discussion spontanée
Un peu décontenancée par la maladresse et le sans-gêne de son approche, j’ai considéré ses propos à dessein rieurs. J’ai supposé que ce monsieur n’était certainement pas sérieux. Sur un ton enjoué et sans lui manquer de respect, je réponds à mon admirateur si peu poétique ce qui me vient spontanément à l’esprit.
— Non monsieur! Pas de Botox! Pour contrer les effets de l’âge, la « poupée », comme vous dites, prend du brandy tous les jours dans son café!!!

Il réplique avec un air enjôleur et le plus sérieusement du monde.
— On parle le même langage, ma belle! Moi, je bois mon scotch tous les jours. L’alcool, c’est l’antidouleur par excellence et l’agent secret de la jeunesse! Si vous n’avez pas d’amoureux, vous m’avez trouvé! Ne pas utiliser les beaux « restes » que vous avez serait du gaspillage!
— Malheureusement, je suis arrivée trop tard dans votre vie.
Je voyais dans ses yeux que ma réponse ne semblait pas avoir freiné son désir de conquérir.
— C’est dommage de ne pas vous avoir rencontrée avant! Au cas où, voici mon nom, mon numéro d’appartement et mon numéro de téléphone.
Son discours n’était donc pas un jeu. Il me parlait comme si, dans sa vie, il y avait un besoin désespéré d’émotion. Comment me sortir de son équation avec délicatesse? J’avais envie de mettre fin à ce discours qui me laissait un sentiment trouble. Il me fallait lui dire de manière polie que je n’avais aucune envie de donner suite à son invitation.
— Je n’ai rien contre les « compliments », mais je ne peux pas vous parler plus longtemps, la troupe m’attend. On se revoit l’an prochain.
De son attitude entreprenante et de ses propos cavaliers, ma première impression a été que certains hommes âgés font un retour à la séduction même après la crise de la quarantaine. Ils ont une soif inextinguible de séduction dont ils n’arrivent pas à se détoxifier. Même avec le scotch!
Charme et solitude
À plus de 70 ans, il avait encore besoin de jouer de son charme. Mais il arrive souvent qu’on soit convaincu d’une chose sans que celle-ci soit vraie; je n’allais pas me moquer de sa gaucherie. Il n’était peut-être pas le chasseur de femmes que je croyais. Après tout, on a tous nos raisons d’agir de telle ou telle façon. Chacun porte son histoire alors, mon interprétation n’expliquait pas tout! Peut-être qu’il jouait les Don Juan pour nier sa réalité, pour oublier que vivre seul était d’une tristesse sans nom et que sa vie était devenue un peu vide d’affection. Les sentiments des gens sont parfois mystérieux. Peut-être que, pour cet ancien jeune homme, la séduction était sa manière naturelle d’affronter son âge et de contrer sa vie sans attachement.

Je crois que la musique et les chansons, qu’il était venu entendre, avaient ravivé sa mémoire et l’avaient rendu nostalgique. Derrière un corps qui a de l’âge, il y a peut-être un cœur qui se rappelle une époque d’amour, un ancien bonheur. Il peut être difficile de devoir s’éloigner des moments d’amour qu’on a perdus, quand la vie s’obstine à nous rappeler ce que l’on a vécu de beau.
Peut-être refusait-il de juste attendre la mort. Aimer et chercher la joie d’être aimé est crucial pour se sentir vivant.
S’il en a retiré un petit moment de joie, les chansons de la troupe, cette brève conversation et mes « restes » n’auront pas été inutiles.