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Tranche de vie: Un enfer silencieux

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Je crois qu’après plus d’une quarantaine de billets dans la section Tranche de vie du magazine Les Radieuses, vous qui m’avez lue avez déjà compris que les femmes sont la matière à la source de mes textes. Du début du baccalauréat jusqu’à quelques années après ma maîtrise, j’ai côtoyé les femmes d’un centre d’hébergement. Je veux partager avec vous ce que j’ai retenu des expériences de ces femmes qui, par peur d’un homme et par crainte de fâcher ou de perdre ceux qu’elles aimaient, sont restées longtemps silencieuses. Aux témoignages partagés, j’ai ajouté les voix pertinentes de certains spécialistes de même que d’éloquentes bribes d’études et d’articles scientifiques.

De ce que j’ai entendu, lorsqu’une femme est prise dans l’enfer très intime de l’abus sexuel, son esprit en est si accablé et si embrouillé qu’elle n’arrive à en parler, de façon détaillée et cohérente, que lorsqu’une partie du travail intérieur est fait. Par honte ou par peur, certaines agissent comme si rien ne s’était passé et préfèrent croire que cet épisode est, comme tant d’autres, une expérience désagréable à mettre derrière soi.

Se protéger

Les études sur la mémoire mentionnent que le déni vise à protéger et à éviter, à un individu immature, une trop grande souffrance émotionnelle. Le déni ne signifie toutefois pas que le souvenir n’existe plus. « […] le cerveau réagit très promptement et l’événement évalué traumatisant est, instantanément, enfoui au fond de la mémoire où il peut rester longtemps occulté. Le cerveau ne lève le mécanisme de défense qu’est le déni que lorsque la victime est en mesure de faire face aux émotions bloquées. » Quand la barrière qui a bloqué le passage des images se lève, la mémoire lointaine les transfère dans la mémoire immédiate et le souvenir qu’on croyait oublié, aussi ancien soit-il, se fraie un chemin et alors les émotions déferlent et les expériences deviennent communicables. Ces souvenirs qui réapparaissent sont dits rémanents. 

Avec le mouvement #MeToo, les dénonciations sont devenues plus nombreuses. Cependant, il reste qu’il y a peu de femmes qui ont la dose de courage nécessaire pour se replonger une autre fois dans le récit verbal de leur histoire douloureuse. Il apparaît que le système judiciaire leur fait l’effet brutal d’une seconde agression ou d’un second viol. Il semble bien que, quelle que soit l’époque, devant les tribunaux, les victimes ont en commun la perception de ne pas être crues et la crainte de ne pas être traitées avec dignité.

Une expérience vécue

Voici les propos que j’ai recueillis d’une victime qui est la voix des femmes qui ont choisi de garder leur secret.

« Pendant plus de deux décennies, comme une automate, je vivais à côté de ma vie. C’était comme si mes neurones avaient été débranchés. Mon cerveau n’avait qu’une vague mémoire de ce qui m’était arrivé. J’en suis même venue à douter que ce soit arrivé. Je me croyais détraquée.

Puis, devant une histoire entendue à la télévision, comme un bouchon de liège, l’événement enfoui dans ma mémoire est remonté à la surface. Je me suis alors souvenue que paralysée de peur et de douleur, je ne m’étais pas débattue.

Dans mes relations sexuelles, je me laissais caresser, mais je ne caressais pas. Les muscles de mon vagin se contractaient et des douleurs paralysantes irradiaient dans mon ventre. J’attendais que l’outrage se termine.

À travers ces aventures, j’ai pris conscience que, des années après, mon corps se souvenait encore de la peur. Il m’est devenu clair que ce que j’avais vécu n’était pas si banal. J’étais abîmée, je le comprenais, mais je refusais de me laisser définir uniquement par l’inceste. J’ai consulté. On m’a suggéré d’écrire l’événement en partageant, en toute confidentialité, mes sentiments avec une professionnelle. Écrire mon histoire ne l’a pas effacée, mais je ne suis plus que tourmentée et souffrante.

Briser le silence

Pour Camille Kouchner, « on ne sort véritablement du silence que lorsque l’on est entendu devant témoin. Lorsque le silence est brisé et qu’un témoin compatissant a en quelque sorte paraphé le secret, malgré les traumatismes psychiques et physiques, une reconstruction est possible»  

Pour Nicolas Estano, psychologue-criminologue expert auprès de la Cour d’appel de Paris, il n’y a pas de profil social et physique type d’un abuseur. « Quand on parle d’abuseur, de prédateur, de violeur ou de pédophile, on pense à un être violent alors que, bien au contraire, ils savent entrer en contact et parler avec gentillesse; ils sont excellents pour charmer, convaincre, manipuler et tromper. Parce qu’ils se plaisent à se sentir supérieurs, une partie des abuseurs jettent leur dévolu sur des enfants. Un enfant vulnérable qui est facile à faire taire est une occasion commode de satisfaire leurs pulsions. Le viol d’un enfant n’est cependant pas que la satisfaction physique d’un désir sexuel. C’est un ensemble de comportements ayant aussi plus à voir avec la domination, le pouvoir, le contrôle, l’hostilité et la vengeance. »

Des articles scientifiques rapportent que, pour certains abuseurs, « […] les relations sexuelles entre adultes et enfants sont simplement de l’éducation sexuelle et pas un abus sexuel. » Ils argumentent qu’à une autre époque, l’arrivée des règles était le signal que donnait la nature de ne plus s’interdire la sexualité; d’ailleurs, plusieurs jeunes filles étaient mariées à 14 ans. Pour eux, les lois actuelles sont régressives et notre société est hypocrite!

Une majorité d’abuseurs considèrent qu’il n’y a pas de victime, puisque la petite fille a accepté sans repousser les caresses. Pour eux, le mot viol n’existe pas et ils n’ont donc aucun remord de leurs gestes, puisqu’ils n’ont fait qu’aimer et qu’il n’est pas mal d’aimer. Certains trouvent dans la victimisation de quoi retourner la situation en leur faveur. Ils pensent même qu’en se présentant à la Cour comme ayant été eux-mêmes abusés, leur geste ne sera pas vu comme un crime, mais comme un facteur atténuant.

Concernant le cycle victime-agresseur, des études avancent que : « si le fait d’avoir été soi-même victime dans l’enfance est un facteur de risque, ce n’est pas une condition suffisante pour devenir à son tour agresseur. » Pour les spécialistes, ces derniers argumentaires font d’eux des esprits délinquants qu’on ne peut raisonner et que les systèmes social et judiciaire échouent à traiter et à réhabiliter.

Pour la Dre Muriel Salmona, psychiatre, psychotraumatologue, chercheuse à l’Association Mémoire traumatique et victimologie, « […] les propos insidieux des abuseurs font fi du fait que la sexualité des enfants est en développement et que pour tous les enfants immatures, la sexualité avec un adulte ne paraît que brutale. Les enfants et les adolescents abusés sont impressionnables et malléables; ils ont des corps et des pensées inachevés et, devant les demandes sexuelles d’une personne adulte, en pouvoir ou en autorité, ils ne sont pas suffisamment expérimentés pour s’imposer et répondre NON. Le cerveau des enfants ou des adolescents victimes d’inceste et d’abus est vulnérable et les conséquences sont graves. On a, aujourd’hui, toutes les connaissances sur la manière d’agir. On sait ce qu’il faut faire alors, il n’y a pas d’excuses valables pour laisser se répéter ce qui leur fait mal. Il faut les protéger. » Elle exprime être quelque peu désillusionnée de constater combien il est facile de déprécier les propos des jeunes victimes.

En parler

Devant ces constats, sachant que la beauté des petites filles peut être convoitée, les parents doivent leur apprendre à se méfier de certaines demandes et les inciter à oser dire les gestes déplacés ou contrôlants. Il est également du devoir des parents d’éduquer les garçons aux principes du respect et du consentement. Dans un moment de douceur, les parents doivent poser un geste de prévention et entreprendre de parler à leurs enfants de ce qui est acceptable ou pas.

Pour parler des émotions et des traces laissées par une situation d’abus, afin de ne pas causer davantage de perturbation, les thérapeutes d’enfants considèrent qu’il vaut parfois mieux attendre que la jeune victime ait la capacité émotive d’assumer le souvenir. Quand dans le quotidien aucune détresse ne se manifeste, que ses réactions et ses comportements ne sont ni excessifs ni inadaptés, que sa façon d’entrer en relation n’est pas altérée, qu’il n’y a pas de somatisation ni de rêves angoissants, les thérapeutes choisissent, généralement, de ne pas forcer la confidence. Quand l’enfant est jeune et ne sait pas encore bien s’expliquer, les caresses et les paroles tendres de quelqu’un qui l’aime sont souvent plus apaisantes et plus réparatrices que l’aide d’un professionnel qui lui est inconnu.

Quand chez une adolescente, des symptômes apparaissent comme des troubles du sommeil et des cauchemars, des troubles alimentaires, des troubles addictifs, des mutilations, des comportements d’irritabilité, d’agressivité et de colère, des comportements d’isolement ou de tristesse, des conduites à risque ou des idées suicidaires, cette adolescente doit devenir le centre d’attention des adultes et, si elle y est consentante, être amenée en consultation.

Devant une adolescente abusée, il importe de réagir avec bienveillance dès la première tentative de dénonciation, car il n’est pas certain qu’elle prendra, une deuxième fois, le risque de se confier. Que l’on soit thérapeute ou parent, quoi que l’adolescente dise, il faut qu’elle sache que de ne pas avoir dit non n’est pas avoir consenti et que le responsable et le coupable, c’est l’adulte et non pas elle. Parfois, pour être vraiment facilitant, le thérapeute ou le parent ne doit pas être du même sexe que l’abuseur.

Pardonner?

Quel que soit l’âge, être abusé est une expérience qui laisse une marque que ni la tête ni le corps n’oublie. Les victimes ne sont jamais totalement libérées de leur traumatisme; elles vivent avec des « flashbacks », des réactions émotives exacerbées et des cris muets qui provoquent parfois des somatisations et parfois de réelles maladies physiques.

À une époque où la religion imposait son infaillibilité et étouffait toute dissidence, certains conseillaient le pardon : « Seul le pardon soulage! » On est aujourd’hui bien au courant des infamies qui ont été commises au nom de la religion.

Personnellement, sachant que l’abuseur est un expert en mensonge et en faux repentir et que la victime reste traumatisée et donc pas nécessairement à force égale devant son abuseur, je ne suis pas une convertie aux propositions de pardon. Sachant que la plupart des abuseurs ne ressentent que peu ou pas de culpabilité, je ne suis pas convaincue que le pardon ait une vertu thérapeutique. Le pardon m’apparaît être un miroir aux alouettes plutôt qu’un soutien ou une réparation.

De mon point de vue, les victimes qui ont souffert n’ont pas à être confrontées à une pareille pression et n’ont pas à accepter de partager le fardeau de la responsabilité de l’abuseur, car la faute n’appartient qu’à lui. En ce qui me concerne, une telle démarche ne fait qu’ajouter à la violence subie. De ce que j’ai entendu des femmes avec qui j’ai échangé, pardonner ne répare en rien les dommages psychiques et physiques et n’efface ni la honte, ni la tristesse.

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