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Tranche de vie : Une main sur la fenêtre

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Le matin de mes sept ans, je me suis réveillée tout d’un coup. Incapable de rester au lit, je me suis levée d’un bond. C’était un grand jour, j’avais dorénavant le droit de descendre toute seule la grande côte qui menait au parc en bas de la rue. Je ne sais pas quelle heure il était. Mes soeurs dormaient encore, en fait, toute la maisonnée était silencieuse. J’adorais ces moments heureux où je pouvais occuper seule tout l’espace. La maison me semblait alors bien différente, complice.

Sans faire de bruits…

Avec mille précautions, j’ai ouvert un tiroir sans bruit. On était au début octobre, le temps serait frais. Intérieurement, je me disais que j’aurais dû tout préparer la veille. Un faux mouvement et le bruit réveillerait mes soeurs. Du bout des doigts, j’ai tiré sur mon chandail de laine rouge et l’ai laissé choir sur le plancher. De la même manière, j’ai retiré un à un tous mes vêtements. À pas feutrés, j’ai évité les planches qui craquaient pour sortir de la chambre en refermant la porte derrière moi. Les bras chargés et sur la pointe des pieds j’ai descendu l’escalier. Je savais où poser le pied pour garder mon évasion secrète.

Soupir de soulagement, la cuisine était un endroit sûr et assez loin des chambres pour ne pas être entendue. Il faisait un peu froid. Une fois mon pyjama abandonné en tas dans un coin, je me suis dépêchée de m’habiller. Je souriais, c’était ma fête et je m’en allais toute seule au parc. Il n’y aurait personne, à moi les balançoires et la glissade rouge. Comme j’avais un peu faim, j’ai tartiné une tranche de pain avec du beurre d’arachide. L’idée m’a bien passé par la tête de déjeuner là, tout de suite, parce que j’avais déjà les doigts tout collés. Je ne pouvais pas prendre la chance de perdre un temps précieux et, pour tout dire, je n’étais pas tout à fait certaine d’avoir la permission de partir comme ça. Ma mère m’avait bien dit que lorsque j’aurais sept ans je pourrais aller toute seule au parc. Je n’étais pas absolument sûre qu’elle voulait dire le matin de mes sept ans et sans permission. Il y avait des zones grises qui me convenaient tout à fait.

J’ai déposé ma tartine sur mes mitaines et décroché mon manteau de laine bleu foncé. Avec un peu de peine, je l’ai bien boutonné jusqu’en haut. J’aurais tellement aimé qu’il soit rouge. Avec les précautions d’un voleur de coffre-fort, j’ai déverrouillé la porte avant de l’ouvrir tout doucement. Une bouffée de fraîcheur est entrée dans la maison. Je me souviens encore aujourd’hui de ce sentiment de liberté qui m’a fait battre le coeur plus vite. J’avais un peu peur de franchir le pas de la porte, mais rien ne m’aurait arrêtée.

Je n’ai pas pensé une minute à la porte mal refermée. J’ai ramassé mes mitaines et ma tartine et me suis élancée dehors. L’automne était là dans toute sa splendeur. Les feuilles tourbillonnaient autour de moi. Je marchais sur le trottoir et je suis certaine que mon excitation égalait celle des aventuriers qui avaient découvert de Nouveaux Mondes. Je me sentais grande, prête à confronter de nouvelles expériences. J’avais confiance.

 

C’est en descendant la côte que j’ai réalisé que la porte ne serait pas verrouillée puisque je n’avais pas de clé et que le pot de beurre d’arachides était resté ouvert sur le comptoir. Je me suis arrêté quelques secondes, j’ai hésité. Puis, j’ai balayé mes inquiétudes. Je serais très vite de retour. Je n’abuserais pas de mes premiers instants de liberté. Je me suis remise à marcher en chantonnant. La maison de Nicole était tranquille, les rideaux tirés. Nicole était très populaire. Elle courrait très vite aussi et réussissait même à dépasser les garçons pour atteindre les balançoires en premier. Je l’enviais. Moi, mes jambes se transformaient en plomb. J’étais incapable d’entrer dans la bousculade.

Tranquillement, je continuais à marcher le plus normalement du monde. La maison d’Anna était toute proche. Elle était jolie la maison d’Anna. Sa maman cultivait des fleurs de toutes les couleurs l’été. Elle était arrivée au beau milieu de l’année scolaire l’an dernier et elle ne parlait pas français, mais elle avait appris très vite. Il m’arrivait parfois d’imiter son accent chantant. Tous les mots dans sa bouche devenaient tout ronds. C’était mon amie, elle était douce et gentille. Comme moi, elle n’arrivait pas souvent à avoir une balançoire alors on s’assoyait toutes les deux sur les grosses pierres qui bordaient le parc pour surveiller les balançoires qui se libéraient éventuellement.

Arrivée devant le parc désert, je me suis forcée à marcher lentement vers ma balançoire préférée. Je me suis donné un élan pour décoller vers le ciel bleu sans nuages. Je ne sais pas du tout combien de temps je suis restée au parc. Après la balançoire, j’avais grimpé sur le trapèze plus haut que jamais auparavant. Je cueillais des feuilles rouges et orange lorsque je me suis rendu compte que la vie avait repris autour de moi. Des voitures passaient, j’entendais de loin les cris et les rires des garçons qui jouaient au hockey dans la rue. Il fallait que je retourne à la maison au plus vite. Tout de suite, quelque chose s’est serré dans ma poitrine. Je ne savais pas comment mon audace serait accueillie.

À regret, j’ai quitté mon parc, des poignées de feuilles colorées enfoncées dans mes poches. Je marchais vite. Il me semblait que la remontée vers la maison prenait beaucoup plus de temps que l’aller. La première chose que j’ai vue, c’est la porte bleue, bien fermée. Et si c’était moi qui l’avais si bien refermée? Ce n’était pas impossible?

La seule chose à faire était d’entrer tout doucement et d’enlever mon manteau. Ensuite, j’irais raconter mon aventure à mon grand frère. Il était attentif quand je lui racontais des choses et il ne riait jamais.

Quelque chose de différent…

J’ai mis la main sur la poignée et, tout de suite, j’ai su que ça n’allait pas. La porte était barrée. J’ai essayé encore, en vain. Pétrifiée, je suis restée un bon moment devant la porte, ne sachant que faire. Et puis, j’ai pris mon courage à deux mains et sur le bout des pieds, j’ai rejoint la sonnette. J’entendais le carillon à l’intérieur, mais personne ne venait. Au bord des larmes, je me suis assise dans les marches de l’escalier couvert de feuilles mortes. J’avais le coeur gros, je réalisais tout à coup que ma petite escapade était loin d’être passée inaperçue. À moins que personne n’ait encore remarqué mon absence? Peut-être que mon père croyait avoir oublié de verrouiller la porte hier soir?

Je me suis levée rapidement, j’ai couru vers la porte arrière… pour rapidement déchanter. La maison était fermée. Les larmes roulaient sur mes joues. Je tapais sur la porte, j’appelais et personne ne venait. Et puis, j’ai entendu un tout petit bruit. Le rideau a bougé dans la grande fenêtre du salon. Mon frère frappait doucement sur le carreau embué. Il m’a fait signe d’approcher. Et puis, il a mis sa main à plat sur la vitre. J’ai mis la mienne sur la sienne. Nous avons joué comme ça pendant quelques minutes, se promenant d’un carreau à l’autre. Je riais, lui aussi. J’ai ensuite entendu un bruit de voix et mon frère est disparu. Plantée devant la fenêtre, je l’ai attendu. Il n’est pas revenu, mais la porte s’est ouverte. Sans un mot, ma mère m’a fait signe d’entrer. Le coeur lourd, j’ai marché vers elle, je la regardais de tous mes yeux. Elle m’a laissé passer et j’ai mis mon manteau bleu sur son crochet. Je voulais expliquer, mais les mots restaient coincés dans ma gorge. Elle a simplement dit sèchement: «Dans ta chambre». J’ai croisé mon frère en montant l’escalier. Il a haussé les épaules en murmurant : «J’avais pas le droit».

Cette année-là, je n’ai pas eu d’anniversaire. Il n’y a pas eu de conversation non plus. Seulement un silence de plomb qui pesait sur un tas d’émotions impossibles à démêler quand on a sept ans. Bien sûr que j’avais eu tort et je pense que j’aurais accepté n’importe quelle punition à part ce silence insoutenable qui a tellement duré que je m’étais habituée à ce qu’elle ne m’adresse plus la parole.

C’est avec beaucoup de tristesse que je pense aux rendez-vous manqués avec ma mère. C’est son anniversaire aujourd’hui et j’aimerais qu’elle sache que je l’ai beaucoup aimée et que je comprends que c’était trop lui demander que d’être la mère aimante de cinq enfants en bas âge. Elle à qui on avait demandé de renoncer à sa carrière pour suivre son mari n’a pas réussi à trouver le bonheur avec ses enfants.

Mon grand frère est toujours là. Il n’y a rien entre nous qui ne se dit pas. C’est comme si nous avions bâti un pont indestructible par-dessus le silence de notre enfance.

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