Tranche de vie: Vingt ans plus tard

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Quand je suis partie de Québec, vendredi, j’avais un horaire chargé et peu de temps devant moi pour profiter de la température qui, pour une fois, s’annonçait clémente en fin de semaine. J’avais un rendez-vous avec le responsable du chantier de rénovation, dans la nouvelle maison où nous espérons pouvoir emménager d’ici septembre. Je suis très contente de pouvoir revenir vivre à la campagne.

Toutefois, je dois composer avec tous les aspects pratiques d’un déménagement à quatre heures de route : planifier chaque étape, trier nos affaires pour n’emporter que ce qui servira, emballer le tout dans des boîtes et les identifier. De plus, je dois trouver une solution pour passer les six prochains mois entre deux domiciles… un casse-tête géant.

Les souvenirs

J’ai toujours été pragmatique en matière de souvenirs. Je n’aime pas collectionner des objets. Le passé me pèse parfois, et il ne m’arrive pas si souvent de fouiller dans mes boîtes à souvenirs. Cependant, il était temps de trier tout cela. Nous avons vécu dans cette maison pendant plus de vingt ans, et avons accumulé toutes sortes d’articles que nous utilisons rarement. Il y a aussi des choses qui ne servent à rien, mais qui, pourtant, me suivront toute ma vie. Comme dit mon mari, ils résistent à mon inclination naturelle au minimalisme.

Par exemple, je gardais un caillou rose dans un bocal de verre posé près de la fenêtre de mon atelier. J’ai tout d’abord eu l’idée de le lancer dans le jardin, mais je me suis arrêté net. J’avais entre les mains un instant magique. Il y a environ deux décennies, ma petite-fille, âgée de seulement trois ans, s’est précipitée vers moi pour me montrer sa trouvaille. Elle venait tout juste de trouver ce trésor en se promenant dans le jardin pendant que je désherbais le potager. Dorénavant, c’était sa mission d’en dénicher d’autres.

Tous les étés, elle partait à la recherche d’un caillou rose, l’ajoutant avec soin à sa précieuse collection, méticuleusement rangée dans un petit panier qu’elle gardait dans sa chambre. Je me souviens de ses yeux brillants, de son sourire triomphant quand elle ouvrait sa main pour me montrer ses découvertes. Ce petit galet m’a tout de suite ramenée à cette journée de juin. Je l’ai déposé dans ma boîte à souvenirs, que je n’avais pas ouverte depuis un moment. Interrompant le grand nettoyage de la journée, je me suis assise pour me remémorer.

J’ai vu des bricolages que mes enfants avaient faits il y a quarante ans, qui m’avaient émerveillée à l’époque et qui me remplissent toujours d’admiration. Il y avait un petit cœur enveloppé d’une dentelle de papier, une petite chèvre biscornue, une cane et son caneton en pâte à modeler, soigneusement emballés dans plusieurs couches de papier bulle. Il y avait aussi des cartes de vœux ornées d’adorables fautes d’orthographe, un gros cœur cousu à la main par ma fille, un « diplodocus pouletus », nom donné par mon fils à son œuvre d’art inspirée par son intérêt temporaire pour les fossiles. Et tant de leurs mots d’amour, rangés avec soin dans des enveloppes jaunies.

Le renouveau

Je le répète, je suis très contente de déménager, mais c’est aussi un peu un deuil. Évidemment, je m’étais attachée à certaines choses. Je ne peux pas emporter le grand chêne du jardin ni l’étang et ses grenouilles ni le lilas… J’ai planté tant de pivoines, d’iris et de roses. Est-ce qu’on va bien s’occuper d’eux? Je pense que la solution est d’apporter une partie de mon jardin. Je vais diviser les plants et les transplanter dans la lumière de leur nouvel environnement. Ici, j’avais une rivière. Là-bas, c’est un ruisseau. Il coule sur notre terrain, chantant toute la journée sous les fougères et les fleurs sauvages.

Un retour, vingt ans plus tard

Je vais devoir attendre encore plusieurs mois avant de m’installer dans mon nouveau studio, qui se trouve dans les combles de la maison. Je vais me laisser le temps de m’habituer à cette nouvelle énergie, sans me précipiter. Déménager représente souvent une transition. Pour moi, cela s’accompagne d’un peu d’appréhension. En effet, je retourne dans le village où j’ai vécu plusieurs années avec ma cousine, qui était aussi ma meilleure amie. Malgré mes merveilleux souvenirs de jeunesse, je n’y suis pas retournée depuis son décès, il y a vingt ans. Est-ce que les choses ont changé au point où je ne me sentirai plus chez moi?

Certains commerces ont fermé, mais d’autres sont apparus, tout aussi accueillants. Le théâtre de la gare est toujours là, ainsi que les artisans. J’ai remarqué des passants qui se promenaient dans la rue principale, comme avant, s’arrêtant dans les nombreux cafés. L’impression d’être un peu une étrangère me tourmente, je cherche mes racines. J’attends, attentive à un signe.

C’est après avoir rencontré l’entrepreneur général et planifié ma semaine à venir que j’ai installé ma roulotte au milieu du jardin, avec l’intention d’y rester jusqu’à la fin de la semaine. Le terrain, laissé à l’abandon, était un fouillis de buissons et d’herbes folles qui envahissaient les plates-bandes. Cependant, malgré son état, il s’en dégageait une beauté sauvage, rehaussée par le bruit du ruisseau et le chant des oiseaux du nichoir, juste à côté. J’aurai beaucoup de travail à faire durant les années à venir.

Créer son petit monde

J’ai déplié ma chaise et déployé l’auvent puis, je me suis assise pour rêver à mon jardin idéal. Il y aurait une fontaine au centre, entourée d’un potager. Une profusion de fleurs, avec des roses de toutes les couleurs. Il y aura aussi des asclépiades pour attirer les papillons, ainsi que de la lavande, des asters, du romarin et de la menthe pour les abeilles.

Pour moi, concevoir un jardin, c’est un peu comme créer un petit monde paisible et rempli de vie. Engourdie par la chaleur du soleil, je me laissais bercer par la douceur de la brise. Les yeux fermés, je me remémore un après-midi de juillet où ma cousine et moi, après avoir travaillé toute la matinée dans le potager, avions décidé de faire une balade à cheval dans les champs. Étant donné la chaleur accablante, nous avions enfilé des maillots de bain et des jeans avant de nous rendre à l’écurie pour chercher nos montures.

Des souvenirs qui refont surface…

Après avoir galopé jusqu’au petit bois, puis avoir atteint la grande barrière nous empêchant d’accéder à la route, nous avions fait une halte pour laisser brouter les chevaux quelques instants. C’était un moment de pur bonheur. Nous parlions de tout et de rien, profitant de ce bel après-midi estival. Elle avait sorti de sa poche une petite lime et commençait à graver nos initiales sur la clôture, distraitement, pendant qu’elle parlait. J’avais observé son travail en mâchouillant un épi de blé. 

Je vous le dis, ce souvenir m’est revenu comme un message venu de l’au-delà. J’ai eu l’impression que c’était peut-être le signe que j’attendais. Je me suis levée de ma chaise, j’ai ramassé mes affaires et les ai lancées dans la voiture. Je suis partie à toute vitesse, peut-être même en enfreignant le Code de la route à quelques reprises. La clôture serait-elle toujours debout, trente ans plus tard?

J’avoue avoir un peu accéléré. Je craignais qu’on ait transformé le champ, qu’on l’ait converti en un centre commercial, un stationnement ou un immeuble à logements. Tandis que je me rapprochais, je voyais les champs, toujours intacts, et qui s’étendaient jusqu’au petit bois. Je me suis garée n’importe comment sur le bord de la route. Après avoir traversé le fossé avec moins d’agilité qu’autrefois, j’ai essayé de marcher calmement, mais l’appréhension m’essoufflait. Sans même avoir couru, mon cœur battait la chamade. Mes yeux cherchaient avidement la barrière.

Espérer et s’apaiser

Tout en refusant d’y croire, je ne pouvais pas m’empêcher d’espérer. Il y avait encore un kilomètre avant d’atteindre le bois qui me semblait plus dense que dans mes souvenirs. J’ai continué à avancer dans les traces du tracteur, et j’ai finalement aperçu la barrière. J’ai stoppé net. Il fallait que je sache. La clôture, faite de branches droites clouées sur des planches verticales, était identique à celle d’autrefois. Grise, usée par les saisons et les intempéries, elle chambranlait, dangereusement inclinée vers le sol.

C’était notre clôture… mais je devais en avoir la preuve définitive. J’ai posé mes doigts sur les rondins de cèdre, les effleurant doucement à la recherche de la cicatrice laissée par la lime. Je me souviens que nous nous trouvions à proximité du point de charnière. Et puis, tout à coup, j’ai repéré nos initiales. Je suis restée là à les regarder, pendant que mes souvenirs défilaient dans ma tête. Je me rappelais l’odeur des chevaux, le goût de l’herbe de blé. Nous étions insouciantes. Brièvement, les regrets se sont mêlés au bonheur de revivre ce moment.

En définitive, une petite partie de moi est restée ici pendant toutes ces années, attendant mon retour. Apaisée, j’ai rebroussé chemin. Ma nouvelle maison m’attend.

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