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Vider la maison de ma mère

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Lorsque j’étais enfant, je me suis glissée derrière ma mère alors qu’elle allait au grenier chercher le sapin et les décorations de Noël. Avec son plafond bas et sa lumière blême, ce lieu m’est apparu rébarbatif.

Après sa mort, en cette soirée chaude de juin, j’y suis retournée pour voir ce qu’il y aurait à déménager. Le grenier était le dernier endroit de sa maison qu’il me restait à désencombrer. Sous mes semelles, le parquet aux larges planches brutes de pin craquait. Contre le grand mur, j’ai repéré des caisses de bois de Coca-Cola contenant de vieux vinyles, des cadres vides d’images, un miroir doré, une patère et de jolies chaises en bois laqué, aux dossiers hauts et sculptés de rosettes que j’apporterai chez moi avec les caisses de 78 tours.

Dans un recoin, j’ai vu une malle de rangement en tôle noire avec, aux quatre coins, une insertion de laiton et une serrure avec clé. J’ai tourné la clé et ouvert la malle; elle était si poussiéreuse qu’elle a gardé l’empreinte de mes doigts. Elle contenait des cahiers noirs, des contrats, des lettres, des missels, des chapelets et une boîte de métal rouge contenant d’anciens clichés en noir et blanc : des photos défraîchies par l’air du temps que je n’avais jamais eu l’occasion de regarder par le passé.

Impossible de rester entre ces murs aveugles et peu éclairés sans devenir neurasthénique; j’ai transporté la boîte aux secrets oubliés dans le salon. Sous la lueur de la lampe, j’ai éparpillé les photos sur le vieux tapis de Turquie comme disait ma mère. Elles étaient toutes bordées d’une dentelure jaunie; certaines étaient si floues qu’elles me donnaient l’impression de les regarder à travers un plastique.

C’était le début du commencement de mon désir de me souvenir de ce que ma mère avait préféré laisser dans l’oubli. J’étais curieuse! Je me sentais comme une enfant devant un coffre à bijoux; comme si la découverte d’un je ne sais quoi était là au bout de mes doigts. En même temps, ça me faisait l’effet d’être à une croisée de chemin où l’on doit décider de prendre une intersection ou une autre ou d’aller d’un côté ou de l’autre; aller vers le passé ou vers l’avenir.

J’ai classé : des paysages et de nombreuses cartes postales et photos de leurs virées touristiques, dont la grève et les chalets de bois rond du lac Cloutier dont je me souvenais assez bien. J’ai trié : des groupes et des portraits de gens qui m’étaient inconnus dans des lieux que je n’avais jamais vus. J’ai déchiqueté les doublons et les ratées sans valeur à mes yeux. J’étais face à de beaux lieux où ils devaient se sentir bien et qui constituaient la trace visible des endroits où, avant moi, mes parents étaient passés et où j’étais, peut-être, moi aussi passée.

Sur les photos où il y avait une présence humaine, les images étaient presque toutes brumeuses; je n’arrivais pas à cerner les traits et, contrairement aux paysages, aucune n’était identifiée. Sur les portraits de photographes, tout de même rares à cette époque, car ils coûtaient le fruit d’un mois de travail, uniquement des visages anonymes qui n’étaient sans doute plus de ce monde.

Et, retenues par un élastique qui a cédé sous mes doigts, quelques photos de réunions de famille. Ces photos de groupe n’avaient ni légendes ni dates inscrites au verso. Quelques photos de groupe semblaient avoir été prises à quelques minutes d’intervalle. L’une d’elles m’a attirée. J’avais le cœur qui battait! Sans savoir pourquoi, j’avais envie de croire qu’il n’y avait pas de hasard, mais des coïncidences bien organisées par le destin et que, parfois, le hasard nous faisait un cadeau. Comme une chouette, je me suis mise à l’attention prête à découvrir l’histoire que j’aurais peut-être dû savoir.

Ces anciennes images d’un mariage me fascinaient.

Le groupe était placé en demi-cercle autour des mariés; à part deux personnes, tous affichaient un visage joyeux et un franc sourire. La définition était mauvaise, alors j’ai scruté la photo à la loupe. J’ai remarqué le visage d’un homme à la moustache et aux cheveux gris, placé à l’extrémité d’une rangée qui, du coin de l’œil, regardait quelqu’un avec un air maussade presque menaçant; son regard convergeait vers une jeune femme au visage encore enfantin qui avait l’air lasse et tourmentée. Cette femme pâlotte qui paraissait sans défense n’était que sur cette photo et jamais sur d’autres. Pourquoi? J’ai longuement examiné cette photo, mais elle ne m’informait de rien de précis sauf que, d’après les vêtements des femmes, elle aurait été prise vers la fin des années 40. Comprendre cette scène et anticiper qu’il y avait là un affligeant secret de famille était-il si important? Dans les faits, je n’avais qu’une interprétation bien personnelle, qu’une hypothèse non vérifiable. J’en suis venue à me dire que je tentais de découvrir des souvenirs imaginaires et que je m’inventais une histoire invraisemblable. Si ceux qui m’ont précédée ont fermé les yeux sur un pan de leur réalité, comment trouver, tant d’années plus tard, des réponses à mes pourquoi.

Certaines photos ont près d’un siècle; c’était pour sûr des histoires terminées qui, en fin de compte, ne concernaient sans doute ni celle de mes parents ni la mienne. J’avais l’imagination fertile et ce n’était sans doute qu’une lubie sans conséquence. De toute façon, à ce moment de mon existence, l’incidence sur ma vie ne pourrait qu’être faible. C’était de l’histoire qui appartenait maintenant à un passé lointain et qui restera méconnue.

C’était ma dernière nuit dans la maison de mon enfance.

J’étais là pour mettre de l’ordre dans le désordre; j’ai attaqué à bras-le-corps le chantier du premier plancher jusqu’au grenier et j’ai préparé les lieux pour la vente. J’ai fait un inventaire exhaustif et j’ai jeté sans scrupule des objets frivoles qui ne méritaient que la poubelle; j’ai libéré l’espace des babioles qui, dans le passé de ma famille, avaient eu leur histoire sentimentale, mais qui encombraient la place et n’avaient aucune valeur. Mon travail était terminé et l’ordre était fait. J’ai mis définitivement la clé dans la porte de la maison de ma mère et le bon sens me disait qu’il serait temps de reléguer aux oubliettes les souvenirs vécus dans cette maison.

J’ai bouclé ma valise, j’ai remis les clés à l’agente d’immeuble et je suis rentrée chez moi avec mes belles reliques et la boîte de photos sous le bras. Après tout, on s’était donné la peine de conserver ces photos, alors je les conserverais aussi.

Cette escapade dans l’histoire passée m’a fait comprendre que pour ma famille, je ne devais pas, comme l’ont fait mes parents, laisser des flous et des vides au fond d’un grenier. Les photos du passé ne parlent des temps anciens qu’à la condition que les vivants les aient annotées avec la vérité du moment. Aussi, lorsque nos enfants ont quitté la maison, afin qu’ils aient des réponses aux questions qu’ils pourraient peut-être se poser, je leur ai donné les livres de photos, annotés des événements de leur vie, avec les noms de tous ceux présents sur les images.

C’est ma façon de transmettre notre histoire de famille et de leur dire les liens heureux qu’on a eus avec eux.

C’est la fin de ma fouille. C’est le point final. Les guillemets sont fermés.

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6 Responses

  1. Nous avons tous quelqu’un qui part définitivement et qui laisse des traces: objets, meubles, photos, documents, lettres. Comme toi, j’ai déjà fait le triage; je suis à le faire pour moi-même. Ne pas laisser toutes ces choses sans un fait historique. qui fait connaître et comprendre le vécu de ses chers disparus. Un gros travail, mais combien enrichissant, humanisant pour la personne qui prend le temps de parler de ce passé.

  2. Bonjour Claudette,

    Je suis toujours heureuse de te lire.
    Je prends conscience moi aussi que c’est important de laisser des détails, en écrit et en photos de nos vécus.
    La compréhension de certaines circonstances s’éclaircit lorsqu’ il y a des traces de notre passage ici.
    Des dates et des noms, car le temps passe et tout change, c’est ainsi plus facile de se retrouver.
    Bonne journée
    Lise xx

  3. De mon coté ce fut une expérience tres pénible de vider la maison de ma mere lorsqu’elle a du aller vivre en résidence car plus du tout fonctionnelle. Pauvre maman! Une année complete a coucher les weekends dans sa maison vide avant la vente. Entre mes journées passées avec elle dans son nouveau lieu, dans une simple chance car devenue non-autonome. Décidée pour elle le peu de meubles et de photos qu’on peut apporter pour sa chambre. Plus de 70ans de vie dans la meme maison il y en a des souvenirs accuules… Puis faire des boites soir matin du weekend avant de revenir en larme vers chez moi. Ah la la ! quelle étape difficile. Je me suis sentie tres mal de prendre ces décisions sans la consulter car elle était pas en état de décider…Puis la maison s’est vendue et me voila encore avec un coin de ses choses dans mon apparte. Trop émotive pour m’en défaire comme si c’était une autre facon d’effacer son passage sur terre et surtout dans ma vie. Reposes en paix maman!

  4. Je suis archiviste de profession et j’ai récemment fait ce travail pour la maison de ma grand-mère qui y avait vécu 70 ans et, avant elle, construite par mon arrière-grand-père (son beau-père). Elle a été vendue à un cousin qui en prendra soin par chance. Il a fallu vider plusieurs générations de papier de toutes sortes et des photos ! On y a trouvé des diplômes d’études primaires de mes arrières grand parents, des lettres d’amour de mon grand-père décédé en 2002, des travaux d’école de ma mère et sa fratrie et… 30 ans de feuillets paroissiaux ! Ouf! Une fois rassemblés et classés par thématiques et années, voilà un fonds d’archives familial sans prix ! Quand la famille sera prête, on fera un don à une société d’histoire de la région qui préservera cette mémoire pour plus longtemps encore. Je vous invite à vous renseigner sur cette option, même les photos non identifiées renseignent sur l’histoire de nos régions et méritent d’être préservées de manière professionnelle. Et il y a un temps de latence avant qu’elles soient disponibles au public. Dans tous les cas, pour mieux les préserver, les mettre dans des albums avec pochettes plastiques, dans un endroit frais et sec, idéalement dans un bac hermétique pour ralentir leur dégradation! Merci pour ce texte !

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