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Michèle Plomer et le livre À nos filles

Entrevue avec Michèle Plomer : À nos filles

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J’ai toujours été dérangé par le mot « fratrie » qui désigne des sœurs autant que des frères. Et voilà qu’à partir des années 1975, le mot « sororité » s’insère officiellement signifiant solidarité entre femmes. Cela ne vous frappe-t-il pas? Depuis quasiment cinquante ans que le mot existe et nous ne le retrouvons peu ou pas dans notre langage courant. Les mots sont des reflets de notre réalité et l’épargne du mot sororité n’est pas anodine à mes yeux et, en ce sens-là, « À nos filles » est un recueil d’entretiens nécessaire, naviguant sur les vagues de la sororité. Cette pléiade de douze valeureuses femmes fait la démonstration touchante et intelligente que la sororité est implantée plus que nommée.

Douze femmes créatives s’adressent à nos jeunes filles. Elles parlent d’art, de maternité, de travail, de mariage, d’argent, de crinolines et de jardinage. Elles répondent à la question : comment survivre au monde? – Crédit photo : Isabelle Lafontaine.

Une fois que j’ai eu lu et relu ce recueil d’entretiens, l’envie de gonfler les rangs de la solidarité entre femmes m’a envahie plus que jamais. J’avoue qu’il m’est arrivé, plus jeune, de tiquer devant certaines manifestations du féminisme. Moins maintenant. Après « À nos filles », plus du tout! J’ai compris que le féminisme n’entraîne pas à tout prix de la confrontation, le mouvement aiguise notre conscience à la bienveillance d’une femme à l’autre.

Pour ouvrir mes œillères et encore mieux saisir l’essence des messages destinés « À nos filles », j’ai rencontré la cheffe d’orchestre du projet, Michèle Plomer, douée d’un flair infaillible pour trier sur le volet des femmes remarquables issues de domaines aussi variés que le médical, la science, le communautaire, l’immigration, les arts, les lettres, le théâtre, la poésie. L’autrice a fait ressortir les forces de chacune en joignant ses mains aux leurs pour cueillir les fruits de douze jardins à ciel ouvert. J’ai retrouvé six femmes : Joséphine Bacon, Paule Baillargeon, Marie-Claire Blais, Manon Barbeau, Brigitte Haentjens, Denise Desautels et j’en ai découvert six autres : Yvette Bonny, Nicole Brassard, Yasmina Chouakri, Jeanne Lemire, Marjorie Villefranche et Marion Wagschal.

Michèle Plomer. Crédit photo : Justine Latour

Entrevue avec Michèle Plomer : « À nos filles »

V. — Voudriez-vous bien me confier, Michèle, comment vous êtes arrivée à faire remonter en chacune de ces femmes exceptionnelles le meilleur d’elle-même? Chacun des chapitres est nourri et nous nourrit jusqu’à plus capable! J’ai dû relire le recueil au complet, je n’arrivais pas à tout assimiler en une seule fois tellement la matière est riche.

M. — Je tenais à présenter des femmes de tous les horizons, c’était important pour moi. Il est apparu rapidement que la sélection serait ardue, le courant d’individualiste à tout crin qu’on défend aujourd’hui ne se retrouve pas naturellement chez ces femmes généreuses de leur expertise. On n’a qu’à penser à la doctoresse, Yvette Bonny, une pionnière afro-québécoise née en 1938 et qui réalise au Québec la première greffe de moelle osseuse auprès d’une jeune fille âgée de douze ans. C’est inimaginable le bagage de cette femme! Il n’était pas difficile de cueillir consciencieusement chaque mot, chaque situation, chaque émotion.

Dre Yvonne Bonny. Crédit photo : Justine Latour.

V. — D’ailleurs, je me suis demandé jusqu’à quel point les questions étaient préparées avant la rencontre, car tout au long des chapitres d’autres questions fusent d’une manière inattendue et toujours à propos. Michèle, j’ai aimé vous entendre répliquer spontanément, vous vous êtes acquittée d’un exercice d’improvisation qu’on ne retrouve pas partout.

M. — C’était dans le but d’installer une ambiance de rencontre amicale, de discussion libre sans que les questions, préformatées, viennent troubler l’échange. Il faut dire qu’il a été facile de laisser de l’espace à ces femmes, car elles ont tant de matière substantielle à communiquer. J’ai découvert des facettes chez Manon Barbeau qui ne sautent pas nécessairement aux yeux à la première minute. Son approche paisible et rigolote m’a séduite, son ouverture pour développer les questions familiales, nous parlant de sa fille Anaïs Barbeau-Lavallette avec confiance et naturel, est venue me chercher. Cette femme de l’avant-garde a fondé en 2003, Vidéo Paradiso, un studio mobile destiné aux jeunes de la rue (117 courts métrages) et par la suite le Wapikoni mobile est venu au monde. Ce studio ambulant de créations cinématographique et musicale destiné aux jeunes des Premières nations a produit plus de 1200 courts métrages. Le lien avec l’autre occupe une position centrale dans sa vie, surtout après l’abandon subi dans son enfance.

Manon Barbeau. Crédit photo : Justine Latour.

V. — Je ne sais pas si c’est le bon moment de passer cette remarque, mais le graphisme a facilité ma lecture. Je fais allusion aux questions joliment encadrées, centrées, en caractères gras, elles m’aidaient à me ramener au quai après une réponse qui, parfois, m’amenait voguer loin. Je pense à Marie-Claire Blais qui m’a impressionnée par sa dissertation livrée avec un aplomb hors du commun. Quelle assurance! Une créatrice aussi sûre d’elle laisse supposer qu’elle a abattu ses doutes un à un pour en faire un abat. Les mots glissent et vont se déposer à leur place, allant éclairer les autres. Elle dégage l’aura d’un pilier, cette femme dont les épaules m’apparaissaient pourtant frêles. D’ailleurs, avez-vous détecté des signes que sa route allait se terminer quelques mois plus tard?

M. — Non, rien de rien ne le laissait supposer. Cette rencontre devient encore plus particulière, plus précieuse, car, jamais, nous aurions pu prévoir que ce serait son dernier entretien avec les médias. J’en suis encore profondément ébranlée. Depuis toute jeune, j’admire cette écrivaine prolifique et ce monument de notre littérature s’est présenté avec toute sa gracieuse simplicité ne laissant filtrer la moindre once de prétention. Je me suis reposée sur ma conscience de vivre un moment unique, j’emmagasinais chaque seconde comme un trésor de plus dans ma vie. Il y avait une magie indescriptible dans l’apparition de cette femme par sa force empreinte d’une si charmante vulnérabilité.

V. — Vous m’apprenez, Michèle, que c’était ses dernières confidences publiques! J’en suis bouleversée. C’est un honneur et un privilège inouïs dont nous pouvons toutes tirer profit en lisant ces derniers mots de l’autrice. Dans un autre ordre d’idée, mais pas tant que ça (sourire), vous avez laissé échapper tout à l’heure que chaque texte retranscrit à été soumis au regard de tes douze invités, ce qui était généreux de votre part, est-ce qu’à la suite de cette étape, vous avez dû apporter des changements aux textes?

M. — Il y a eu quelques changements, mais minimes et aucun ne touchait le fond, ils se situaient tous au niveau de la forme. C’est sûr que certaines femmes habituées de manier les mots avec art ont leurs particularités, et cela allait de soi pour moi de le respecter. Et ça ne pouvait qu’améliorer le résultat final!

Joséphine Bacon. Crédit photo : Justine Latour.

V. — Comme vous dites. Tant qu’à être dans la forme, « À nos filles » est un titre incontournable dans le sens que vous revenez à la motivation de transmettre les expériences accumulées d’une génération à une autre. Comment présenter, sous forme de cadeau, ces trésors d’expertises aux nouvelles générations? Le but est de ne pas répéter les mêmes erreurs, je suppose. Ceci dit, je suis de la génération des femmes interrogées plus que de la génération de leurs filles, ce qui ne m’a pas empêchée de comprendre, d’apprendre, d’assimiler quantité de matières encore inconnues. Par exemple, lorsque j’ai vu le nom d’une femme d’exception comme Yasmina Chouakri, je ne savais pas à quoi m’attendre et puis l’entretien m’a amenée à longer les nombreux couloirs de l’immigration, et à parler d’une confrontation des valeurs de la terre d’accueil avec les traditionnelles, couramment empreintes de religiosité. Au Québec, l’égalité des sexes est prônée haut et fort, mais au cours du quotidien d’une immigrante, comment se vit le choc des nouvelles valeurs avec les anciennes patriarcales? L’éclatement des familles est parfois inévitable.

M. — Oui, et elle pose d’excellentes questions et récoltent pour nous les réponses, d’ailleurs, elle laisse échapper une question pertinente : « suis-je toujours immigrante après 26 ans de vie au Québec? ». Elle nous offre des réponses colorées et réalistes, car c’est une femme de terrain, elle ne fait pas dans l’intellectualisme bureaucratique, elle se pose en témoin de l’entrechoque des valeurs de l’arrivant avec celles en place au Québec. C’est pertinent d’y voir plus clair à notre époque.

Brigitte Haentjens
Brigitte Haentjens. Crédit photo : Justine Latour

V. — De Brigitte Haentjens, j’étais contente d’avoir lu sa dernière œuvre Sombre est la nuit, laquelle m’a donné impérativement le goût de mieux connaître cette femme de théâtre, ou romancière, j’allais dire, cette leader. Chacun des mots récoltés de sa bouche m’a fait réfléchir. Comment avez-vous vécu cette rencontre?

M. — Ce qui m’a frappée est son franc-parler. Elle est celle qui m’a amenée le plus sûrement sur la piste de la sexualité pour justement déclarer qu’on n’en parle pas entre femmes. Elle n’ira pas jusqu’à affirmer que c’est un sujet tabou, mais l’échange des confidences se fait rare. Est-ce une pudeur ancestrale, est-ce que ça cache autre chose, peut-être que cette femme qui interroge nos habitudes, nos mœurs, nos tendances, va-t-elle un jour explorer ce champ miné de points d’interrogation. J’ai compris qu’elle aime défricher tout ce qui est terres mystérieuses et inexplorées, quitte à ce qu’on la traite de femme subversive, ce qu’elle affirme ne pas être d’emblée.

V. — Elle a l’audace curieuse et j’ai cru comprendre qu’elle ne s’arrête pas en chemin quand elle mène une réflexion. Je l’ai perçue comme interrogative devant cet appétit franc des nouvelles générations à consommer de la pornographie. Elle doit trouver que ça manque de dialogue! Les mots, toujours cet appel pressant aux mots devant des phénomènes choquants, comme l’inceste, un sujet qu’elle aimerait toucher dans un propre avenir. Toujours est-il que vous êtes chanceuse d’être entrée dans son univers.

M. — Cette force de création est arrivée à moi en 2006 avec Tout comme elle, cette pièce où la scène était remplie de 50 femmes de tous les acabits. Je me souviens être revenue d’un séjour de trois ans en Chine pour vivre cet évènement qui s’est infiltré sous mes pores de peau pour y rester jusqu’à ce jour. Je n’étais plus une spectatrice, j’étais partie intégrante de ce rassemblement de femmes dont la force d’impact soufflait jusqu’au spectateur. Cette mise en scène audacieuse fut une révélation pour moi.

V. — Une autre force de caractère est celle de Denise Desautels, notre poétesse nationale. Vos affinités ont éclaté en mille mots, mille rires et pensées profondes. Permettez-moi de lire un extrait qui en témoigne : « Notre conversation s’est ponctuée tantôt d’éclats de rire, tantôt d’éclairs d’une lucidité terrifiante, une discussion franche et sans distance entre femmes qui se retrouvent chez elles, un échange qui mieux que toute pierre a solidifié ma maison ». Cette femme a tant à exprimer, ça tombe bien, car elle l’exprime si bien, avec des mots imprégnés d’une sensibilité poreuse à la question des femmes. C’est à la lecture de cet entretien que j’ai pris le plus naturellement conscience que vous étiez trois. Je ne sais pas si je fais de la projection émotive, mais l’œil de la photographe Justine Latour m’a semblé stimulé par cette maison qui respirait une onde de paix.

Marion Wagschal
Marion Wagschal. Crédit photo : Justine Latour

M. — Ce serait difficile de te contredire! À chaque rencontre, la présence de Justine était aussi intense que discrète. Je ne sais pas comment on peut concilier ces deux réalités, mais c’est possible avec Justine, probablement grâce à sa sensibilité bien dosée. Sa présence apportait une dimension stimulatrice, par ses mots, ses gestes, sa manière d’occuper l’espace, son énergie d’observatrice que j’ai ressentie agissante comme un moteur perpétuellement alimenté. Il n’est pas toujours facile de mettre des mots sur la présence d’une personne, mais je vous assure que son apport m’a été précieux tout au long de ces « face-à-face » à trois!

V. — Sans compter que les photos qui agrémentent tout le livre permettent aux lecteurs de pénétrer concrètement dans des lieux, des univers, des ambiances. Et capter en direct les étincelles dans les regards! C’est un supplément qui donne une dimension de chair aux mots. Tout dans ce petit bouquin est séduisant, à commencer par le paon de rayons lumineux de la page couverture créée par Moonjube.

M. — Et on y trouve des dessins également!

V. — Oui, ce qui me fait dire que, cette fois, on doit se fier aux apparences : le livre est aussi beau et intéressant que son apparence le laisse supposer! Le bouquin est déjà une fin en soi, mais qu’est-ce qui vous ferait dire « mission accomplie »?

M. — Je vois ces entretiens comme un point de départ pour des discussions à venir, ni plus ni moins qu’un outil, un tremplin pour faire rebondir les mentalités. L’exploration de la nuance par les mots de ces femmes d’exception éloigne la confrontation à tout prix. J’aimerais pouvoir me dire un jour que chaque femme est un être libre et en sécurité sur cette planète. Je mise sur la solidarité entre femmes comme liant pour y arriver.

V. — Vaste programme! « À nos filles » est un jalon important dans cette perpétuelle prise de conscience. J’espère que plusieurs femmes feront comme moi et déposeront leurs pas sur ce sentier de la solidarité. Nous avançons sur une voie prometteuse qui ira loin. Merci, Michèle, pour cette récolte foisonnante.

Le recueil d’entretiens «À nos filles» de Justine Latour et Michèle Plomer est disponible dans toutes les librairies et en ligne. Crédit photo : Isabelle Lafontaine

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