Il était une fois — ou plutôt, il est — deux jeunes gens qui s’apprêtent à franchir le seuil d’un monde nouveau : celui du cégep. Ce monde qui, autrefois, était une frontière attendue, une ligne tracée entre l’enfance et la vie d’adulte. Une mer qu’il fallait traverser seul, même si l’on n’avait pas encore appris à ramer.
La première, appelons-la la Fourmi. Elle est issue d’un monde où l’on apprend tôt que l’eau est froide, que le matin arrive sans qu’on l’appelle, et que la solitude, parfois, est un passage obligé. Elle fait son sac elle-même, oublie souvent ses clés, apprend à faire une liste d’épicerie. Elle est de ceux et celles qui tombent, mais qui se relèvent avec un petit ricanement fatigué. Non par bravoure. Par nécessité.

Chez elle, l’adolescence était une traversée, pas un cocon. Et le jour venu, elle est partie. Le cœur tambourinant, la gorge sèche d’inconnu, mais debout, seule, avec une clé autour du cou et mille questions dans la tête. Elle marchait vers le cégep comme on marche vers un rite ancien, un passage de seuil.
La deuxième, c’est la Cigale. Elle a grandi dans le confort des explications, des applications numériques et des calendriers partagés. Elle sait se faire aimer. Et elle l’est, sans conteste. On l’a entourée, suivie, protégée. Pas dans la méchanceté, mais dans l’excès de tendresse. On l’a crue fragile, alors on l’a portée. On a pavé le chemin pour éviter les pierres.

Elle vivait dans une maison de coton. Rien ne piquait. On y avait remplacé les murs par des matelas d’attention, les coins durs par des coins lecture, et les responsabilités par des encouragements. Elle brillait pourtant, la Cigale. Intelligente, vive, drôle.
Le jour venu
Quand vient le jour du grand départ — celui qu’on appelait jadis le « départ du nid » — la Fourmi, elle, part seule. La gorge un peu serrée, le cœur encombré, mais debout. Elle sait que quelque chose de précieux va se jouer dans cette aventure incertaine. Elle le sent. Le premier souper seule dans une chambre de résidence ou de son premier appartement. L’angoisse du local introuvable. L’euphorie des choix qu’on fait sans permission.
La Cigale, elle, n’est pas seule. Elle arrive dans ces nouveaux lieux de l’enrichissement des cerveaux, escortée : une mère soucieuse, un père informé, un conseiller scolaire, une éducatrice bienveillante, et, désormais, un intervenant de transition vers le collégial. Elle ne quittait pas la maison : elle s’en détachait à peine. On l’amenait au cégep comme on guide un enfant vers sa première classe de maternelle, sac à dos plein, cœur vide d’inconnu.

Il y a une réunion d’accueil pour ses parents. On les rassure, on les informe. On leur parle des services, des horaires, des amis potentiels. On les invite même à s’impliquer — « mais différemment », dit-on. On leur explique comment rester présents sans être là. On ne coupe plus le cordon, on le rend flexible.
Et voilà qu’au hasard d’un jour heureux, la Cigale et la Fourmi se croisèrent dans ce vaste édifice aux murs d’annonces colorées et aux couloirs anonymes. La Fourmi, un peu cernée, mais droite, cherchait son local. La Cigale, entourée de mots rassurants, peinait à comprendre la carte du campus. Elle craignait de choisir la mauvaise aile, de manquer un cours et de ne pas se faire des amis. Et pourtant, ses parents avaient assisté à une réunion d’information où l’on parlait encore d’elle comme d’un « enfant », avec tendresse, mais sans regard vers l’horizon.
La Fourmi la regardait avec douceur. Ce n’était pas la faute de la Cigale. On lui avait dit qu’elle devait toujours être soutenue, accompagnée, validée. On avait confondu l’amour avec le contrôle, le soin avec l’entrave, l’accompagnement avec le report de l’élan.
La traversée des âges
Psychologiquement, c’est là que ça se joue. Ce moment fragile où l’on doit dire à l’enfant qu’il peut devenir adulte. Pas parce qu’il a un diplôme. Parce qu’il a traversé quelque chose. Parce qu’il s’est tenu seul dans le vent. Parce qu’il s’est vu tomber — et qu’il s’est relevé sans témoin.
Mais aujourd’hui, ce passage est brouillé. D’ailleurs, certains établissements ont envoyé une missive aux parents hélicoptères afin de les sécuriser. On parle d’accompagnement, de bienveillance, de sécurité psychologique. Tout cela est noble. Mais si l’on n’y prend pas garde, cette bienveillance devient étouffante. Elle confond le soin avec la peur. Elle empêche l’individu de sentir ce que c’est que de se faire confiance. Elle transforme le doute fertile en crainte chronique.

Et le plus troublant, c’est que les jeunes eux-mêmes en redemandent. Non par paresse. Plutôt par conviction intime d’être trop fragiles. On leur a appris à douter d’eux, alors ils cherchent des balises. Ils ne craignent pas l’échec, ils ont peur de l’absence de filet.
La Fourmi avance, un peu cabossée, mais libre. Elle connaît la saveur âpre de l’effort. La fierté discrète de se débrouiller. Elle « texte » à ses parents parfois, mais ne leur demande plus l’autorisation de rêver. Juste la recette de la soupe aux légumes de Maman ou le dessert réconfortant de Papa.
La Cigale hésite. Elle aimerait choisir, mais elle a peur de se tromper. Peur de déplaire. Peur d’échouer sans explication. Elle chante encore, mais dans un registre mineur. Elle attend qu’on lui dise : « C’est correct. Vas-y. Même si tu te trompes. »
Grandir sans certitudes douces
Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’opposer les générations. Il s’agit de nommer, avec tendresse, mais lucidité, ce qui est en train de se passer : un report collectif du passage à l’âge adulte. Un monde où les adolescents sont devenus des enfants tardifs, et où les parents peinent à se retirer.
Mais grandir, ce n’est pas devenir parfait. C’est devenir responsable. Responsable de ses choix, de ses chagrins, de ses surprises.

Et l’éducation, dans le sens noble du terme, n’est pas une protection contre le réel. C’est une préparation à l’affronter. À sauter même s’il n’y a pas de mousse ou de genouillères. À aimer même si l’on peut être quitté. À vivre même si c’est douloureux.
On ne grandit pas à force de certitudes douces. On grandit le jour où la peur s’invite, où les jambes tremblent… et où, malgré tout, on avance.
Parce que le Monde les attend;
Il attend que les jeunes s’élèvent. Qu’ils tombent, qu’ils doutent, qu’ils inventent des chemins qui n’existent pas encore.
Qu’ils quittent le nid, non pas poussés par l’impatience des adultes, mais portés par un désir profond : celui de choisir leur envol.
Mais pour cela, encore faut-il leur laisser l’espace.
L’espace de rêver ailleurs. L’espace d’avoir envie de partir, l’espace de découvrir par eux-mêmes…
Parce que, si tu veux que ton enfant découvre le monde, commence par lui laisser assez d’espace pour se cogner les orteils sans appeler ça un échec parental!
Martin Gaudreault, artiste-photographe et scribouillard
Tant qu’à y être
Après les enfants : Comment apprivoiser leur départ sans (trop) se lamenter – Karine Glorieux – Éditions Québec Amérique. Le syndrome du nid vide, c’est le pénible sentiment de tristesse ou de solitude que ressentent certains parents lorsque leurs enfants quittent la maison. Ses symptômes s’apparentent à ceux de la dépression, et plus du tiers des parents en souffriraient.
Pourtant, n’a-t-on pas rêvé de ce temps plus calme, où les bacs de linge à plier seraient enfin vides et où le frigo, lui, ne se viderait pas aux deux jours? De ce moment où on pourrait, en revenant du travail, s’installer tranquille avec un petit verre de blanc et un bon livre? Oui, mais… Après avoir consacré tant d’années à nos enfants, il n’est pas toujours évident de faire en sorte que leur départ se fasse sans trop de heurts.
Mme Pascale Bourgeois, chargée de cours, département d’éducation et pédagogie, faculté des sciences de l’Éducation, UQAM. Une rentrée au cégep comme à la maternelle — La Presse+ — Lundi 16 juin 2025.