La dernière résidence de mon amie - Les Radieuses

La dernière résidence de mon amie

Comme plusieurs le disent : Je suis « placée! » Le choix de cette résidence pour aînés a été réfléchi. La maison était trop grande pour y vivre seule et exigeait des travaux d’entretien. La publicité disait : « Ici, c’est la vie d’hôtel tous les jours! C’est un 5 étoiles avec autocar pour les sorties! » Que demander de plus!

J’habite cet hôtel depuis la fin de l’été dernier et j’y suis en sécurité : il y a des caméras, des intercoms, des murs en béton et des fenêtres qui ne s’ouvrent que sur une toute petite moitié. C’est rassurant! Un vieux corps désespéré n’y passe pas!

Ce n’est pas un hôtel de bord de mer avec vue sur la plage et clapotis de vagues, mais il y des bancs, des chaises et une balançoire le long des allées bordées d’arbustes. J’ai fleuri mon balcon de géraniums roses, j’ai passé l’automne en leur compagnie et, tout au long de l’hiver, j’ai pris soin de leurs floraisons. Malgré ce printemps qui ramène mes pots à l’extérieur, je me sens triste en pensant à mes plates-bandes qui sont peut-être laissées à l’abandon. Ne plus attendre le plaisir de voir mon jardin refleurir et ne plus avoir la joie de m’y installer pour y lire et y rêver me manquent. Sur un petit balcon, il y a peu de place pour les rêves.

Dans mes trois pièces et demi, il y a les objets que j’aime, mais ils sont silencieux. C’est la parole qui lie et ni les objets ni les géraniums ne parlent. J’aimerais parler, mais, autour de moi, ceux et celles qui parlent semblent être bien ensemble à ressasser les sujets de la maladie, de la souffrance et des médicaments. Dans cet hôtel de gens âgés et malades, pour moi, c’est l’ennui.

Dans cet hôtel luxueux, j’attends et je sais qui j’attends.

Ici, c’est la meilleure place pour devenir invisible à nos enfants qui nous savent en sécurité pendant qu’eux sont occupés à construire des souvenirs avec leur famille. Eux sont toujours dans mes pensées et ils me manquent parce qu’ils m’ont donné une raison de vivre. Mais, quelques fois, les beaux souvenirs ne font pas le poids devant la solitude.

On me l’a souvent dit : « Tu veux toujours le beau et le meilleur! » Oui! Mais, si j’appréciais le beau et le meilleur, c’est qu’il y avait l’échange et la conversation avec des gens aimés. Dans cet hôtel, ça devait être la quiétude, mais c’est l’inquiétude. Privé du contact de ceux que j’aime, de leurs paroles, de leurs rires et de nos connivences, je suis inquiète d’eux en permanence et je n’ai pas de raison de me lever le matin.

On m’observe et j’entends la conversation chuchotée : « Elle ne mange pas beaucoup. Pourtant, elle ne maigrit pas, elle engraisse. » Ce qu’ils ne savent pas, c’est que, quelques soirs, en fait plusieurs soirs, j’ai repris mon régime d’ado : chips et crème glacée au chocolat. Ce que je ne dis pas, je le mange! Pour laisser passer le temps, je lis en faisant la grasse matinée et je déjeune à midi. « Qui dort dîne », n’est-ce pas?

« Ma chère petite madame, allez-vous bien? » On me demande si j’ai mal aux pieds parce que je porte toujours des « gougounes ». « Est-ce pour ça que vous ne participez pas aux activités? » Je préfère la lecture dans la lumière et les couleurs régénératrices du petit jardin plutôt que les cartes et le bingo. Je ne participe qu’à ce que j’aime alors j’assiste aux quelques spectacles. Je n’ai d’ailleurs aucunement envie de devoir justifier mes goûts et ma façon d’organiser mes journées. J’ai perdu la beauté et un peu d’audition, mais je ne suis pas une enfant et mon cerveau fonctionne encore.

Quand les enfants et petit-enfants me visitent, quel plaisir j’ai à prononcer leurs prénoms! Quand j’entends : « Maman et grand-maman », c’est la fête! Leur présence et leurs rires sont des éclats de mes anciens bonheurs en famille; ils ont laissé de si beaux souvenirs en moi. Ils ont été le meilleur et le beau et ils me manquent, mais je ne leur dis pas; je ne leur dis pas non plus que leur départ me ramène une vague de tristesse parce que je ne sais pas quand je les reverrai. Après leur visite, dans le jour, mentalement, je leur parle et la nuit, je rêve d’eux. Parler j’en aurais besoin, mais je n’ai même pas de chat avec qui converser. Certains parlent à leurs morts et à Dieu. Ça, je n’en ai pas envie. Il m’arrive, parfois, de me parler à voix haute… Je suis en train de devenir un cas!

Je sais très bien ce qui rend mon quotidien drabe : c’est qu’il n’y a plus leur présence près de moi. Sans gestes tendres, il est vrai que les vieux corps fragiles peinent à se garder vivants.

Pour rester vivante, comme je suis de nature fidèle à mes plaisirs, je me remets aux passions qui, avec le jardinage, me donnaient de la joie et me permettaient de fuir les réalités difficiles : la lecture et la musique. J’ouvre un livre, mais ce n’est pas comme lire dans mon jardin plein de vie ou sur une plage de sable, au doux bruit de la vague. Pour compenser, je mets de la musique forte. Avec de beaux airs plein les oreilles, je me sens en vie parce que les voix sont celles des vivants. Les appartements voisins sont aux premières loges et on me demande, quelques fois, de baisser le son. On dirait bien que mes voisines ne savent pas que c’est lorsqu’il n’y a plus de voix, de bruits et de musique que se faufile la mort.

Si après bientôt une année, je me sens toujours seule dans ce nouveau chez-moi, c’est peut-être que je suis une vieille chialeuse! Je souris de cette épithète dite à voix haute. Parfois, il est nécessaire de se parler fort pour s’obliger à relativiser et à s’activer! Comment garder le lien avec mes bonheurs d’avant et me reconstruire, ici, un univers coloré et vivant? J’ai convenu avec moi-même d’adresser la parole à quelqu’un tous les jours et de sortir marcher dans l’air vivifiant en photographiant un ciel différent chaque jour. Cela semble insignifiant, mais ça sera désormais ma routine, mon occupation, mon contact avec mon nouvel environnement. Peut-être qu’en entamant cette action, je trouverai un humain dont la personnalité me correspondra.

À mon entrée dans cette résidence, j’ai mis tout mon temps à attendre désespérément. Comme Marguerite Duras l’a dit dans un de ses livres : « Je suis devenue une désespérée de l’espoir. Je suis devenue négative, ça m’épargne les déceptions… ». Je n’attends plus, je ne ressasse plus mes souvenirs et j’ai l’intention de me faire, tous les jours, du beau et du meilleur.

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