Le 6 décembre, encore et toujours

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Fin des années 1990. Par une chaude nuit d’été, les hurlements d’une femme en provenance de ma fenêtre laissée ouverte me tirent brusquement de mon sommeil.

Dans l’escalier de l’édifice en face de chez moi est assise une jeune femme, que j’appellerai Martine. Agitée et en sanglots, elle pose sa main sur sa joue. Un homme lui crie d’en haut. J’en conclus qu’elle a été giflée. Je n’ai jamais rien vu de tel. Je suis sous le choc!

Ne sachant que faire et sans doute par peur, je ne suis pas intervenue. Et je m’en suis toujours voulu. Je me suis longtemps demandé si Martine avait continué à être ainsi maltraitée et ai surtout ardemment souhaité qu’elle ait pu éviter « le pire ».

Dans mon entourage, j’ai connu plusieurs femmes qui ont pu éviter « ce pire ».

J’ai croisé un jour la belle Jeanne. Elle a vécu de la violence physique et psychologique. Elle a élevé seule et dans la précarité cinq enfants, de deux pères différents. Elle a pu trouver la force de fuir avant qu’il ne soit trop tard. Elle s’est totalement reconstruite. Elle a changé de ville, a étudié et a obtenu un bon emploi. Elle est devenue libre et autonome. Le bonheur se lit dans ses yeux.

J’ai rencontré aussi Corine, qui a réussi à briser un schéma amoureux. Son bagage personnel et de nombreux outils désormais à sa portée la rendent apte à détecter les situations qui lui sont à risque. Elle est attentive aux signaux de son intuition, cette petite voix capable de hurler lorsque requis.

Féminicides

D’autres femmes n’ont malheureusement pu connaître d’aussi belles fins. C’est le cas d’Ariane. Elle avait pourtant rompu avec cet homme qu’elle avait tant aimé, mais qui était devenu si contrôlant. Il n’a pas accepté. Il a voulu la punir. Elle n’a pu se défendre et a trouvé la mort…

Il y a aussi celles qui furent victimes d’un assaillant ne faisant pas partie de leur entourage. C’est le cas notamment des trop nombreuses Julie, Isabelle, Jenique ou Guylaine de ce monde, qui ont vécu leurs derniers instants dans une brutalité extrême initiée par un parfait inconnu.

Nous avons vu maintes fois sur nos écrans le visage de ces femmes assassinées. Nous avons peut-être même pleuré leur départ, devant l’impuissance et l’aberration de ces crimes totalement gratuits.

Ça devient encore plus flagrant lorsqu’un inconnu vise clairement le groupe-cible des femmes et fauche plus d’une vie d’un seul coup, ça atteint directement notre cœur… de femme.

Elles s’appellent Geneviève, Hélène, Nathalie, Barbara, Anne-Marie, Maud, Maryse, Sonia, Michèle et Annie. Elles se préparaient un bel avenir dans le secteur du génie. Le 6 décembre 1989, à l’école Polytechnique de Montréal, elles ont croisé la route d’un tireur misogyne. Il les a lâchement tuées, plongeant dans la peine et l’incompréhension leurs collègues, leurs amis, leur famille.

Nous ramener « nos filles »

Près de deux décennies après la tuerie, on annonçait le projet d’un film qui relaterait le drame de Polytechnique. Le quotidien La Presse publia pour l’occasion un texte d’opinion percutant de l’une de ses lectrices. Intitulé Parlez-en, de nos filles! il m’avait tellement touchée que j’en ai conservé précieusement la coupure de journal. Son auteure était la conjointe du père de l’une des quatorze femmes assassinées. Pour qu’elles ne soient jamais oubliées, elle a notamment mis sur pied, avec d’autres parents des victimes de la tragédie, la Fondation des victimes du 6 décembre 1989 (devenue le Fonds hommage de la Fondation des victimes du 6 décembre contre la violence).

Les victimes de la tuerie à la Polytechnique en 1989. Source: IATSE Canada

Elle exprimait dans son écrit son étonnement face aux réticences soulignées par le public et par l’école Polytechnique en lien avec le projet de film. Elle citait des réflexions entendues de ces personnes se demandant pourquoi on devait sans cesse parler de « ces filles » et par ces autres trouvant insensé de porter au grand écran la tragédie, au risque de bouleverser les familles concernées. Or, les familles des victimes souhaitaient justement qu’on en parle, de « leurs filles »! Plusieurs d’entre elles avaient d’ailleurs déjà approuvé le projet de film que leur avait présenté son instigatrice (l’actrice et productrice Karine Vanasse) lors d’un événement de la Fondation des victimes du 6 décembre 1989.

Elle répondra dans cet article : « Vous pensez nous faire de la peine en nous rappelant nos filles? Non. Vous nous les ramenez. Vous témoignez de leur existence. Elles ne sont plus, mais elles ont été. Nous en avons toujours été tellement fiers! », puis : « Oui, c’est l’horreur qui nous les a enlevées. N’est-ce pas plutôt cette horreur qu’on ne veut pas évoquer? ».

Le ruban blanc

Dans ma ville, un magnifique centre communautaire porte le nom de l’une de ces filles, un remarquable clin d’œil pour ne jamais l’oublier. Que ce soit par un édifice, un monument, une fondation ou une activité, on n’en parlera jamais trop, de ces filles.

En 1991, le gouvernement canadien a décrété le 6 décembre Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes et le ruban blanc est devenu le symbole international de lutte contre les violences commises à l’égard des femmes.

En 2015, le terme Féminicide est intégré pour la première fois dans un dictionnaire de langue française.

N’arrêtons jamais d’en parler, des femmes du 6 décembre. Et n’arrêtons jamais de parler de violence faite aux femmes, tout court. Parlons-en dans le but d’éduquer et dans l’espoir d’éliminer ce fléau. La violence sous toutes ses formes, vous l’observez chaque jour autour de vous, et elle débute bien souvent par un manque de respect (qui n’a jamais entendu une remarque ou une blague désobligeante ou sexiste?). Et qui sait, votre voisine, votre amie, votre sœur, voire vous-mêmes la vivez, cette violence (êtes-vous une Martine, Jeanne, Corine?).

En solidarité et en mémoire de celles qui, simplement parce qu’elles sont des femmes, subissent la violence, ont dû y survivre ou en sont décédées, je porte aujourd’hui le ruban blanc.

On peut lire d’autres textes de l’auteure sur son blogue personnel mes-inspirations.ca.

Références

Activités de commémoration de l’école Polytechnique

Polytechnique, film basé sur les témoignages des survivants de la tuerie du 6 décembre 1989

Fonds hommage de la Fondation des victimes du 6 décembre contre la violence

Conseil du statut de la femme

Regroupement de maisons pour femmes victimes de violence conjugale

Centre d’aides aux victimes d’actes criminels (CAVAC)

Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALAC)

Association des familles de personnes assassinées ou disparues

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