Ce mois-ci, la récolte est fraîche, actuelle et indéniablement originale. Uniquement trois titres, l’originalité ne se retrouvant pas à tous les coins de page.
Tout d’abord, « La désidérata » qui m’a immédiatement poussée à feuilleter mes dictionnaires. Bien sûr, je me doutais que désidérata était une affaire de désir, mais je voulais plus de précisions. Un titre, après tout, c’est l’étiquette, l’essence, le libellé. Ensuite, Mukbang qui frappe dans le cœur de l’actualité de YouTube et de ses vidéos de bouffeuses de nourriture en méga quantité. Je termine avec des fraises, le dessert littéraire offert par Éric Plamondon, ce Québécois un peu Français sur les bords qui force le passé à sortir de ses retranchements.
La désidérata de Marie Hélène Poitras – Alto
Si vous trouvez la page couverture étrange, c’est que vous n’avez encore rien lu! Parce que oui, l’univers de Marie Hélène Poitras est étrange à souhait. Ce récit, à l’apparence d’un être sans queue ni tête, s’adresse à l’imaginaire ou, si vous voulez, à notre folle du logis. L’autrice a donné la permission à la sienne de se déployer à la mesure de mots élégants, inspirants, dansants. On y entre comme dans une fable, ou un conte ou le savant mélange des deux et l’on dépose son rationnel dans le vestibule. Pour pénétrer où? Je ne le sais toujours pas.
Peu ou pas de temporalité, de localité, de mentalité. J’ai lu, vécu, relu et suis toujours aussi égarée, effarée même, devant ma complaisance à accepter de ne pas tout comprendre. Faut dire que le récit accroche par son chant de mots qui sonnent. Littéralement parlant, ou littéralement chantant, vous trouverez des rengaines. Voyez celle-ci, par exemple : Le grand saint Éloi, lui dit : Ô mon roi! – Votre Majesté est bien essoufflée, c’est vrai, lui dit le roi, un lapin courait après moi. Et gloire aux mots qui résonnent!
Les phrases sont de petits bijoux sonores, allument d’éclatantes lucioles dans le cerveau ébahi de tant de hardiesse. J’ai fini par approcher ce texte comme de la poésie narrative puisqu’à chaque fois que j’ai tenté de comprendre avec ma raison, elle m’a fait faux bond. Je ne dis pas qu’il ne m’est pas arrivé de sentir que j’effleurais une révélation, frôlant la teneur d’un message subliminal de l’écrivaine. Je cherchais un texte ou un sous-texte qui s’imprime en moi, pour mieux l’analyser, l’englober, le retenir. Une autre démonstration que l’imaginaire d’une personne ne se transmet pas toujours facilement, celui de Marie Hélène Poitras m’a échappé comme l’eau qui s’enfuit pour couler ailleurs qu’autour des aspérités de la réalité. Je reste sonnée, oui sonnée, d’avoir lu sans tout comprendre. Cela exige beaucoup d’humilité à l’égard de soi et de confiance à l’égard de l’autrice.
Définition de désidérata selon Antidote : ce dont on regrette l’absence.
Mukbang de Fanie Demeule – Tête dure
J’y reviens, nous sommes sous le thème de l’originalité. De l’unique. Parfois, un auteur l’est par le biais de son imagination, comme « La désidérata », d’autres, par la structure du récit, le thème poussé, le côté précurseur, l’observation du monde actuel. Ce roman est un peu tout ça, et plus. Que signifie Mukbang? C’est la première question à se poser. « C’est un phénomène qui consiste à fabriquer et à manger des plats et souvent à avaler des quantités exagérées de nourriture tout en se filmant et en interagissant avec le public. » Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Wikipédia. Mukbang, mot coréen signifiant « salle de plats coréens », une précision qui dévoile l’origine du phénomène. L’autrice nous offre un roman précurseur de ce nouveau phénomène en poussant l’exagération à son paroxysme. Comme tout phénomène populaire actuel, on y déniche une motivation : faire de l’argent en utilisant les réseaux sociaux. Certaines personnes gagnent leur vie en se filmant en train de manger une montagne de nourriture. Ce qui apparaît incongru est que ces animateurs mangent en faisant du bruit, avec leur bouche et avec les aliments. Un genre de manière de mettre le spectateur en appétit… prétend-on.
Il était important de situer le phénomène avant de commenter cette histoire polyphonique (plusieurs voix narratives) qui aborde l’histoire d’une outremangeuse. Celle-ci commence le bal par pure envie de surpasser la reine des outremangeuses, Misha. Elle veut la détrôner, en mangeant une plus grande quantité. Ne voulant pas manquer son coup, Kim Delorme mettra le paquet : 20 000 calories d’une traite lors d’un unique enregistrement. Son entourage : sa compétitrice, sa mère, sa cousine, son père, un restaurateur, tous essuieront les conséquences du geste retentissant de Kim. Le thème est marginal, mais l’originalité n’a pas encore dit son dernier mot. C’est un roman avec des QR déposés à répétition, à raison de deux par page. Ces QR donnent une troisième dimension à l’histoire d’où vous déchiffrerez : GIF, musique, vidéo, photo, article, etc. À la dernière page, un lien pour découvrir la trame sonore sur Spotify.
Bien entendu, je rends à César ce qui lui appartient, il fallait de l’audace et une motivation articulée pour plonger dans ce cirque moderne où des acrobates de la mastication déclinent leurs numéros sous nos yeux voyeurs. La note est haute pour récompenser l’audace incontestable, par contre, il faut considérer que certains lecteurs resteront sur le plancher des vaches. Pour moi, tous les QR sont restés hermétiques puisque je n’avais pas la technologie pour les ouvrir (j’ai essayé quelques fois, en vain). Jusqu’au lien de trame musicale lequel j’ai tenté d’ouvrir, m’abonnant à Spotify pour y arriver. Non, toujours rien, le livre s’est entêté à demeurer sans relief. Au début, j’ai été dérangée par le contournement des QR incessants, mais j’ai fini par m’y habituer et les ignorer. Le roman se lit sans eux, à la poursuite d’une intrigue, laquelle j’ai appréciée, l’étonnement m’accompagnant à chaque chapitre. Le roman est construit un peu comme un jeu où c’est le tour de chacun de jouer à fond la caisse. Des déceptions en cours de route, mais j’en retiens surtout, l’ampleur de ma surprise devant autant d’inconnu.
Aller aux fraises d’Éric Plamondon – Le Quartanier
Aller aux fraises, c’est loin d’être original, par contre, avec Éric Plamondon, c’est inévitablement peu commun. Sa première nouvelle sur trois est celle qui fait allusion aux fraises… Ne vous attendez pas à une insouciante balade entre les buissons fraisiers, vous tomberez des nues. On plane sur les derniers milles de l’adolescence de l’auteur, car on se doute rapidement qu’il nous invite dans l’antre mystérieux de sa jeunesse. Comme l’on dit si bien, « il faut que jeunesse se passe! ». Si votre œil s’ouvre de curiosité pour cet auteur hors du commun qui respire de l’ailleurs pour expirer du pittoresque, c’est le temps de l’aborder par cette bouchée savoureuse à trois saveurs : Aller aux fraises – Cendres – Thetford Mines. Ça se gobe comme un bonbon fondant dont le centre est nostalgique (mou!) et les contours actuels (dur!). Ses écrits sont généralement empreints du passé qui rode, par le biais d’une personne connue, je fais référence à sa trilogie 1984 : Hongrie-Hollywood Express (2011), Mayonnaise (2012) et Pomme S (2013) mettent en scène trois figures du XXe siècle : Johnny Weissmuller, Richard Brautigan et Steve Jobs. Cette fois, c’est lui-même, Éric Plamondon, la personnalité connue, et encore mieux connue, une fois que l’opus lu, là où la gravité prend des airs vaporeux.
Le premier chapitre cible l’insouciant Éric Plamondon, le fêtard, le tête en l’air, le sociable. Son père est intensément présent, en esprit. Pour qui pousse la turbulence de ses 17 ans à son comble a toujours derrière la tête la semonce d’un père, surtout lorsque celui-ci lui prête son auto. La deuxième histoire est du père, mais lue sur les lèvres du fils. L’automobile, la route, y sont encore présents. La conduite automobile et sa mise en danger, dont le principal fautif, est souvent l’imprudence. La dernière nouvelle nous donne à voir le même jeune que l’on identifie de plus en plus à l’auteur, cette fois, confiné à un va-et-vient entre Québec et Thetford Mines, depuis que sa mère a élu domicile avec son nouvel amoureux. La route, encore et toujours de la route avec au bout cette ville moribonde qui suinte la nostalgie de ses beaux jours sous les lueurs de l’amiante.
Si je vous ai donné le goût de rencontrer les univers tangibles et fouillés de ce talentueux auteur, je soupire de soulagement.
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