Sous le lit - Les Radieuses

Sous le lit

J’avais huit ans quand j’ai décidé qu’il était temps de savoir ce qui se passait l’après-midi dans la chambre de ma mère. Ah! le mystère. Que faisait-elle donc qui la tenait si occupée qu’elle m’envoyait jouer dehors avec l’interdiction de rentrer avant qu’elle ne vienne me chercher?

Mère de Marielle

Ce jour-là, mon plan était prêt.

Après le dîner, j’avais insisté pour aller jouer chez mon amie qui ne demeurait pas loin. Je m’étais assurée d’être entendue quand j’avais bruyamment refermé la porte d’en avant. Je savais qu’avant de monter à sa chambre elle irait chercher le courrier, ce qui me donnerait le temps de me faufiler par la porte arrière que j’avais pris soin de déverrouiller. Cachée derrière la haie, le souffle court, je l’ai vue marcher jusqu’à la boîte aux lettres. Elle avait une allure un peu grande dame, ma mère. Menton levé et robe bien ajustée, elle regardait droit devant elle. Je me suis précipitée vers la porte arrière, mes doigts tremblaient en tournant la poignée. Je ne me souviens plus trop comment j’ai réussi à monter si rapidement les escaliers. Sans reprendre mon souffle, je suis entrée dans sa chambre qui sentait vaguement le lilas, son parfum préféré. Il était déjà trop tard pour reculer, j’entendais la porte avant qui se refermait et ses pas, j’en étais certaine, se dirigeaient vers la table de la cuisine ou elle déposerait le courrier pour le lire plus tard. Je me suis jetée sous le lit.

Mon cœur battait si fort, je le sentais cogner contre le plancher de bois. Complètement affolée, je n’entendais même plus les pas de ma mère qui, sans doute, montait l’escalier. J’avais du mal à calmer ma respiration désordonnée et des picotements désagréables me parcouraient le corps des orteils au cuir chevelu. Quand j’ai entendu ma mère entrer, je pense que j’ai failli m’évanouir. Elle a doucement fermé la porte derrière elle et s’est approchée du lit. C’est sans doute à cause du bruit sourd de mon cœur qui battait maintenant dans ma gorge que je n’ai pas entendu tomber ses vêtements. Ils gisaient en tas, si près que je pouvais sentir son odeur. Une à une ses chaussures sont tombées et j’ai vu ses pieds, étrangement nus et fragiles, disparaître l’un après l’autre quand elle s’est glissée sous la couverture légère.

Rien ne se passait, que le temps. Je me suis mise à jouer avec une boule de poussière qui roulait doucement sur le plancher. Ma mère s’était sans doute endormie, il n’y avait pas de mystère. À force d’immobilité une douce torpeur m’envahissait. J’avais beau lutter contre le sommeil, mes yeux se fermaient et les bruits extérieurs devenaient de plus en plus lointains. Et puis, j’ai entendu un curieux son étouffé.

Mes yeux se sont ouverts tout grand.

Ma mère se lèverait maintenant pour retourner à ses occupations sans se douter que, tout ce temps-là, je l’espionnais, tapie sous le lit. Un malaise que je ne savais pas identifier commençait à pointer. Je n’osais pas bouger, à peine respirer. Encore ce bruit faible, comme le gazouillis d’un oiseau. Et puis une longue, une terrible plainte étouffée dans son oreiller. Des sanglots, comme des vagues qui venaient mourir au pied de ce lit qui tout à coup m’était étranger. J’étais glacée, je ne respirais plus, je ne sentais plus rien. Mon univers explosait. Je voulais fuir. Courir très loin, me cacher. Je ne voulais pas qu’elle sache, jamais, que je savais.

Je ne sais pas combien de temps il a fallu pour qu’elle se lève, qu’elle ramasse ses vêtements éparpillés et s’habille. Je l’entendais ouvrir les tiroirs de sa coiffeuse, brosser ses cheveux. Je l’ai entendue composer un numéro de téléphone. Sa voix joyeuse me parvenait. Puis le téléphone raccroché, un soupir, le silence. Ses pas qui s’éloignent.

J’étais immobile sous le lit. Dépassée par une réalité que je ne comprenais pas. Le temps filait pourtant et il fallait que je sois de retour avant qu’elle ne vienne me chercher.

Quand j’ai réussi à m’extirper de ma cachette, plus rien n’était pareil. Dans un état second, j’ai descendu l’escalier sur la pointe des pieds et furtive, je suis sortie par la porte arrière pour entrer par la porte avant. Sans bruit. Ma mère était dans la cuisine, elle m’a demandé si je m’étais amusée avec mon amie. Nous allions manger du poisson ce soir. Elle souriait, elle parlait. Je la regardais de tous mes yeux. Je me méfiais tout à coup de l’inconnue qui étouffait ma mère.

À partir de ce jour-là, je n’ai plus fait de bruit.

Je surveillais, j’attendais que ma mère revienne. Je lui bricolais des cadeaux, je volais des fleurs dans les jardins des voisins, du lilas souvent. Elle recevait mes attentions avec un sourire distrait. Ma vigilance ne se relâchait jamais. À l’école, mes pensées volaient vers elle, je me demandais ce qu’elle faisait. Je m’interdisais surtout de l’imaginer dans son lit. J’étais même tentée parfois de me dire que je m’étais trompée, ce que j’avais pris pour des pleurs, c’était un mauvais rêve. Tout pour revenir en arrière, pour ne plus entendre ses pleurs.

Les années ont passé, je n’ai jamais eu le courage de lui avouer ce que j’avais fait. La culpabilité plombait mes tentatives maladroites. Je ne sais plus bien quand j’ai cessé de l’attendre. C’est peut-être son indifférence à la naissance de ma fille qui a provoqué un changement chez moi. Une sorte de révolte.

Je l’ai laissée aller bien avant son décès quarante-deux ans plus tard. Je ne saurais pas dire qui elle était ni pourquoi elle a décidé un jour qu’il valait mieux avoir un imposteur pour prendre sa place dans la vie. Je crois qu’elle ne pouvait pas tolérer la vie autrement. La forcer à se livrer aurait sans doute soulagé mes angoisses et ma culpabilité. Je ne suis pas certaine que cela aurait été supportable pour elle.

Avec le temps, le souvenir de cet après-midi d’été devient plus doux. Parfois, je m’applique à retrouver l’odeur de ses vêtements tombés au pied du lit et la petite boule de poussière sur le plancher de bois. Dans ces moments-là, je me sens envahie de tendresse. Je me dis que même si la rencontre a été brève, j’ai connu ma mère.

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4 Comments
  1. Bonjour Claudette, merci beaucoup, vous m’encouragez à continuer! Je vous souhaite un très beau dimanche ensoleillé.

  2. Nos mères nous on bien caché des choses soit pour nous ménager ou nous protéger de ce qui nous attendait en tant que personne dans nos futurs rôles de femmes et de mères . Avec les routines du mari autoritaire qui décide parce qu’il est le pourvoyeur , les maternités plus ou moins désirées et la religion qui s’impose dans tout cela . Quelqu’un de sain d’esprit a dû bien souvent penser à fuir cette prison sans barreau et vouloir tout quitter et pour toujours . Mais leurs enfants , leurs amours , les ont fait rester et continuer. Le prix à payer a été le don de leur vie . Merci maman …….

  3. Quel texte percutant!Si prenant même!Prenant dans l’émotion de ma petite fille intérieure qui essais de plus en plus de se détacher d’une mère si froide et dépressive,confuse et manipulatrice a souhaits. .Votre texte me fait prendre conscience d’une réalité vécue par les femmes du temps mais aussi des malheurs créés chez les enfants de cette ère bizarre ou les hommes régnaient en maître plutôt qu’en amoureux et faisaient de femmes prises dans des mondes de licornes, prisonnières et abusées psychologiquement,sans parler de la religion.Je ne vit pas la même réalité ,Dieu merci!!C’est rare et tabou que l’on parle du non-amour envers nos mères. Merci infiniment pour ce texte radieux.Triste mais radieux,conscientisant et surtout libérateur!!
    Merci Mme Marielle Teasdale,
    Brigitte

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