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Tranche de vie : Alice

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Tiens, le facteur est passé un peu plus tôt aujourd’hui. J’aime le bruit que fait la boîte aux lettres qui se referme. Un bruit sec et discret. Je me dis que je vais résister et terminer le courriel que je suis en train d’écrire, mais c’est peine perdue. Je ne peux pas résister à l’appel. J’abandonne mon clavier pour aller récupérer le courrier. Une enveloppe bien dodue m’est adressée. Curieuse, j’ouvre l’enveloppe et un petit ourson tombe sur la table. Petit ourson brun au sourire brodé de fil blanc. Un tsunami d’émotions me traverse.

Le petit ourson brun reçu par Marielle

Je le prends doucement pour le regarder de plus près. Posé sur ma main, son petit corps chaud me bouleverse et me ramène soixante ans en arrière. Je revois alors un film depuis longtemps oublié. Une petite fille de cinq ans en robe bleue, des lulus blondes et des sandales blanches. Elle couve du regard une minuscule poupée de chiffon habillée de coton fleuri. C’était vraiment une petite poupée puisqu’elle logeait dans sa poche. Elle avait de longs cheveux de laine rousse et les yeux bleus. Sa maman avait elle-même brodé les yeux si bleus avec un fil de soie. La petite poupée s’appelait Alice et accompagnait partout la petite fille qui avait peur de tout. Dans son sac d’école, sur son tricycle quand elle descendait la grande côte, quand on allait en visite et, bien sûr, pendant les balades familiales en auto le dimanche.

La petite fille et sa poupée étaient inséparables.

Sa maman lui avait cousu cette poupée et elle se sentait responsable d’en prendre soin. Elle avait été tellement étonnée de recevoir ce cadeau, elle en avait eu le souffle coupé. L’amour lui gonflait le cœur alors qu’elle contemplait Alice qui lui souriait. Sa maman avait passé du temps à coudre les petits membres, les cheveux de laine, la petite robe fleurie. Pour elle.

C’était un dimanche de septembre, toute la famille était entassée dans l’auto pour aller se balader à la campagne. Évidemment, la proximité et la chaleur aidant, les enfants n’ont pas tardé à se chamailler. Comme d’habitude, la petite fille tient dans sa main sa petite poupée. Pour la taquiner, son grand frère lui enlève des mains pour la tenir à bout de bras et l’empêcher de la reprendre. La petite fille voyait sa pauvre Alice ballottée d’une main à l’autre. Elle tentait de l’attraper à travers les rires qui faisaient enfler sa colère jusqu’au débordement et là, un déluge de larmes. Elle était complètement impuissante à protéger sa poupée. Elle ne se rendait pas compte de la tension qui montait dans l’auto, elle réclamait sa poupée, sanglotait. La chicane durait, durait… et puis arriva ce qui devait arriver.

Un freinage brutal, la voix courroucée de son père. La portière qui s’ouvre et Alice arrachée de la main de son frère par celle de son père. Plus personne ne rit. Et puis, l’horreur. D’un geste sans appel, son père prend un grand élan et lance Alice à bout de bras. La petite fille voit sa poupée traverser la route et plonger dans le fossé. Et puis, plus rien. Un silence de mort s’était installé dans l’auto pendant que son père reprenait le volant. Inconsolable, la petite fille peinait à respirer, mais ne pleurait plus. Elle aurait voulu sauter de la voiture en marche et courir vers Alice. Le chemin du retour s’était passé dans un silence absolu. Le regard lourd de maman suivait les gestes de mon père, il fixait la route sans un mot.

J’ai eu l’impression très nette que quelque chose d’irréparable venait de se produire.

Quand nous sommes arrivés à la maison et que la portière s’est ouverte, les larmes coulaient sur mes joues. Je me sentais habitée d’un grand vide et j’ai passé le reste de la journée enfermée dans ma peine à imaginer le petit corps d’Alice recroquevillé dans les feuilles mortes. Ce soir-là, je suis allée me coucher sans elle, le cœur gros. Le lendemain, je suis partie pour l’école en retenant mes larmes. Toute la journée, j’ai fixé le tableau sans le voir. Mademoiselle Rose est venue me voir et me demander si j’étais malade. J’ai juste fait non de la tête, j’avais peur de pleurer si je parlais. C’est tellement étrange de revivre cet évènement avec autant d’acuité.

Les jours suivants se sont probablement écoulés de la même façon, je ne m’en souviens pas. Dans ma mémoire d’enfant, ce petit drame est devenu un moment charnière. Il y avait avec Alice et après Alice. Entre les deux, la cassure. Un autre enfant aurait sans doute passé au travers cet incident sans que ce soit traumatisant, j’en suis certaine, tout comme je sais à quel point c’est une histoire futile si l’on compare à des évènements beaucoup plus traumatisants. C’est difficile de quantifier la souffrance. Je pense que ce qui était le plus souffrant, c’était le silence. L’indifférence.

Je n’ai jamais su toute l’histoire. Mais tenez-vous bien… Quelques semaines après la fatidique balade en voiture, Alice est réapparue. Sale, mouillée, elle avait triste mine. Quand mon père me l’a tendue sans un mot, j’ai un peu hésité à la prendre, je ne la reconnaissais pas. Ses cheveux roux étaient devenus une drôle de peluche brunâtre. Elle sentait mauvais. Sa robe était déchirée. Je l’ai tout de même récupérée du bout des doigts, un peu désemparée. Était-ce bien Alice?

Je l’ai doucement transportée dans ma chambre et je l’ai déposée sur mon lit. J’ai reculé de quelques pas pour la contempler, j’essayais de retrouver le bonheur d’avant. Alice était inerte et je ne la connaissais plus. Elle avait un air un peu sauvage avec cette nouvelle crinière et sa robe trouée. Qu’avait-elle bien pu vivre pendant ces longues journées froides, toute seule dans le fossé? Et la nuit, dans le noir, elle, si petite, sans défense. Mon cœur se serrait.

Et puis, je me suis dit qu’un bon bain lui ferait du bien. J’ai mis du savon pour faire de la mousse dans l’eau du lavabo. J’y ai plongé Alice. Je lavais ses cheveux et en même temps une partie de la peine qui me barbouillait le cœur. Elle est sortie de son bain plus propre et je l’ai enveloppée dans une serviette rose très douce. Elle allait sécher sur le calorifère et dormir avec moi cette nuit-là. J’ai pris du temps à m’endormir, j’ouvrais constamment les yeux pour regarder le petit amas fripé qui dormait à côté de moi.

On pourrait penser que tout était revenu à la normale, mais entre Alice et moi rien n’était plus pareil. Ce n’était pas seulement ses cheveux désormais drus et bruns ni sa robe tachée et trouée. C’était plutôt un malaise indéfinissable. Une sorte de méfiance. J’avais beau essayer de faire comme avant, la magie n’existait plus. J’ai peu à peu cessé de l’emmener partout avec moi.

J’aurais aimé savoir qui était allé chercher Alice. Curieusement, je n’en ai jamais voulu à mon frère pour qui c’était un jeu. Il avait six ans, comment lui en vouloir. Et puis, nous étions si proches tous les deux, c’était un petit garçon doux et sensible. Je n’en ai pas voulu à mon père non plus. Pour en vouloir à quelqu’un, il faut qu’il soit accessible sinon c’est comme d’en vouloir à l’ouragan qui détruit tout sur son passage. L’ouragan ne regarde pas derrière, mon père ne le faisait pas non plus. Il m’arrive parfois de ressentir un peu d’amertume pour ce qui aurait pu être. Le bonheur d’avoir réussi à traverser les tempêtes prend rapidement le dessus.

L’ourson brun

Alors, pourquoi cet émoi devant un petit ourson brun qui tombe d’une enveloppe? J’ai du mal à me l’expliquer. J’avais depuis longtemps oublié l’épisode d’Alice. De tels épisodes font partie de la vie de tous les enfants. Et puis, la vie s’occupe de cicatriser ces blessures et de nous rendre plus solides pour la suite. Alors?

Cela fait bien un mois que mon petit ourson a élu domicile sur mon bureau. Il vient chercher chez moi le besoin de protéger quelque chose de vulnérable, de précieux. Il n’a pas fini de me parler. J’écoute. Il me ramène sans cesse à la petite fille de cinq ans. Je résiste, il persiste. J’ai fouillé partout dans mes boîtes à souvenirs. J’ai retrouvé des objets qui ont marqué des tournants dans ma vie, mais comme je cherchais Alice, je ne me suis pas attardée. Elle s’est sans doute égarée au fil des déménagements. Je ne peux m’empêcher de penser au fossé.

Je pense qu’elle m’a envoyé un successeur.

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