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Tranche de vie : Chapeaux et romance

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Fais de ta vie un rêve et d’un rêve ta réalité. – Saint-Exupéry.

Le mois de mai est fleuri de muscari et de souvenirs chantants. Je partage avec vous cette aventure humaine qui m’a comblée.

Un matin de mai, j’ai ouvert une malle. Les couleurs de l’arc-en-ciel foisonnaient sous mes yeux! Comme la première fois où j’ai vu ces tissus, j’ai été fascinée par les velours aux couleurs mouvantes, les soies duchesse, les failles de satin noir, les soies Windsor aux jolis reflets et les satins chatoyants, les lamés aux éclats vibrants, les riches guipures, les tulles et les taffetas, les chiffons et les mousselines, les dentelles au point d’Alençon et les délicates dentelles Chantilly.

Dans un carton, j’ai retrouvé des partitions de piano. En ressassant mes souvenirs musicaux, quelques chansons ont, à nouveau, touché une corde sensible et Je te veux, d’Érik Satie, a encore une fois réveillé en moi une émotion si forte que j’en ai eu les larmes aux yeux. Les gestaltiques affirment que certaines expériences musicales laissent une trace vibrante dans la mémoire. Pour moi, c’était vrai!

Dans une autre malle, une foule de coquetteries féminines au charme d’antan. Mes yeux brillaient devant ces beautés d’une autre époque! Des ombrelles, des éventails, des masques, de ravissantes écharpes et des foulards, des gants longs et courts, des rubans et des fleurs, des boas et des marabouts, quelques pompons de fourrure de lapin et des plumes.

Un projet rêvé

En dehors de la lecture et de l’écriture, deux choses me mettaient dans un état d’énergie joyeuse et apaisante : le jardinage et la chanson. Devant ces merveilles, un joli rêve venait de naître : créer un spectacle avec des vêtements d’époque et, pour plus de prestance, confectionner des chapeaux. Autour de moi, on était d’avis que c’était un inutile artifice et une perte de temps puisque les chapeaux n’étaient plus à la mode. J’avais une opinion différente.

Dès lors, j’ai fréquenté les friperies, les boutiques de costumes et les petites annonces à la recherche de nœuds papillon et de ceinturons, de robes de « princesses », de casquettes de militaires, de haut de forme, de chapeaux melon et de chapeaux de femme que je pourrais remodeler et enjoliver. J’étais emportée par une passion qui ne s’éteignait pas. Sans avoir le sentiment de travailler, je cousais pendant que grandissait en moi l’idée qu’un spectacle, autour des belles mélodies d’hier, était réalisable. J’avais cette intuition que les chapeaux seraient cette fantaisie qui pourrait faire que ce spectacle se démarque.

Le rêve passe avec Yvan, Jean-Guy, Jean-Louis, Pierre.

Afin de rendre les présentations et les mises en scène intéressantes, j’ai lu sur les compositeurs et les chanteurs du temps passé. J’ai également lu des articles, des études et des recherches sur les effets de la musique et du chant.

La musique, source d’inspiration

J’ai ainsi appris, anecdote incertaine, qu’on avait coupé la tête de Haydn pour qu’un savant puisse chercher où résidait précisément le génie de la musique. Plusieurs années après Haydn, à Montréal, dans le Labo Robert Zatoré, sans devoir couper des têtes, l’IRN a permis d’établir que la musique générait une activité dans les zones reliées au système limbique et au système de récompense. La musique diminuait l’hormone de stress et augmentait la dopamine. La musique est donc une sublimation gratuite, apaisante et énergisante.

Dans le Journal of Béhaviorale Medecine, une recherche décrit une expérimentation visant à évaluer les effets du chant sur le système immunitaire des membres d’une chorale professionnelle. Avant la répétition du Requiem de Mozart, les chercheurs ont prélevé des échantillons d’immunoglobuline A, une protéine qui fonctionne comme un anticorps, et d’hydrocortisone, une hormone antistress. Après la répétition d’une durée de 60 minutes, ils ont repris un prélèvement. Les taux d’immunoglobuline A et d’hydrocortisone se sont révélés beaucoup plus élevés que dans les échantillons prélevés avant la répétition. Une semaine plus tard, ils n’ont noté aucune modification dans les taux sanguins des participants. Il apparaît donc que le chant a un effet positif sur la santé immunitaire.

La mise en scène et le choix des mélodies

Enrichi des informations recueillies au fil des lectures, en m’inspirant de l’époque romantique, je me suis mise à l’écriture de quelques présentations et mises en scène. Devant les feuilles de musique, ça cogitait et ça s’organisait dans ma tête et sur papier. Pour que l’amour flotte dans l’air, les premières mélodies que mon cœur a choisies ont été des valses : Les saltimbanques de Louis Ganne et C’est la saison d’amour d’Oscar Straus. Selon les saisons, ces chansons m’apparaissaient parfaites comme ouverture de spectacle. Nous irions au bal avec Libiamo, un air de La Traviata et maestro Verdi lui-même, avec barbe grise et canne à pommeau, reviendrait sur scène et, sous sa baguette, la troupe entamerait Va Pensiero de l’opéra Nabucco.

Aimer boire et chanter. Louis Paul, Pauline Ghislaine, notre présentatrice Micheline en gris

J’ai aussi retenu le triste et émouvant chant patriotique Le rêve passe où, pendant un solo de piano, les chanteurs seraient en costumes de militaires, dans un solennel garde à vous. Et pour revenir à la gaieté, Le Carnaval de Venise où nous paraderions avec des masques. Et le sublime Aimer boire et chanter de Johann Strauss fils, avec un chanteur un peu ivre qui verserait le bon vin. Et, de Jacques Offenbach, le comique général Boum dans Pif, Paf, Pouf. Pour clore le spectacle, ce serait Le galop infernal où, sur chaque jupon des chanteuses, serait cousue une lettre du mot merci. J’anticipais déjà le plaisir de chanter ces airs aux vibrations magiques.

Réunis sur scène

Pour la troupe que j’imaginais, j’ai choisi comme nom La Romance. J’ai présenté le projet dans le journal local. Un an plus tard, vie moderne et temps passé étaient réunis sur scène. Douze retraités, amoureux des airs d’opéras et d’opérettes et une jeune pianiste composaient la troupe. Ce n’étaient pas la modernité, mais, chez les personnes âgées, les vieux airs et les belles voix des chanteurs et chanteuses ravivaient leurs souvenirs et les talents d’acteurs suscitaient leurs sourires, leurs éclats de rire. En dépit de l’oubli, les paroles des chansons ont cette particularité d’être conservées et de survivre dans un recoin de la mémoire et nous avions la récompense de les entendre fredonner avec nous. Nos spectacles, c’était faire œuvre utile dans le plaisir.

1er spectacle au Manoir Archer.

La troupe La Romance, ce n’était pas le décor somptueux des grands opéras et nous n’avions ni éclairage, ni coiffeur, ni maquilleur. Nous ne nous prenions pas pour des divas ou des Pavarotti, mais les costumes militaires des chanteurs, les robes longues, les écharpes, les gants, les chapeaux et les bibis, les boas et les plumes des chanteuses faisaient leur effet fantaisiste et charmant. Nos tenues de scène élégantes nous embellissaient et nos romantiques et joyeuses mélodies nous procuraient un bonheur aussi parfait que si nous chantions à la Scala!

Sous l’ombrage de nos chapeaux, nous n’avons pas vu le temps passer. Mais, malgré la magique immunité de la scène, les ans nous ont rattrapés. Comme tous les instruments, nos voix ont pris de l’âge et les maladies et la mort de l’un d’entre nous ont eu raison de notre activité de retraite. Après 94 représentations et 101 chansons interprétées, la troupe La Romance a tiré sa révérence. À travers ces 10 années à vibrer à l’unisson, une sorte de fraternité musicale et théâtrale s’est créée entre nous. Un jour de mai, il y a eu une dernière répétition et un dernier spectacle et nous nous sommes séparés dans les larmes. J’avais peine à croire qu’il y aurait encore dans ma vie d’aussi chaleureux liens artistiques.

La dernière répétition. Sur la photo, Jean-Louis et Claudette.

L’acte final

Mon premier geste de deuil a été de faire disparaître le plus gros vestige de La Romance : j’ai vendu le piano. Après quelques mois de nostalgie, j’ai transformé la pièce de pratique maintenant vide en galerie de chapeaux. En la remplissant des 200 et quelques chapeaux et bibis, j’ai pris chacun en photo et mon informaticien préféré en a fait un site web au joli nom de Chapeaux et Romance. Pour que les chapeaux se pavanent à nouveau sur la scène, un proche m’a suggéré de retourner vers l’ancien public de personnes âgées qui avait accueilli la troupe et de les faire parader chapeautées. Même en chaise roulante, les belles dames qui avaient souvenir de l’ère des chapeaux ont pris plaisir à jouer les mannequins d’un jour. Le défilé se terminait sur un cortège nuptial où tous les mannequins suivaient le plus vieux couple de la résidence qui se prêtait avec amusement à la frivolité de rejouer ce jour heureux de leur mariage. La COVID-19 a mis fin à près de trois ans de cette activité sociale et artistique.

C’est la saison d’amour. Sur la photo, Ghislaine et Yvan.

Il y a des choses qui n’ont de valeur que pour soi-même et dont on a peine à se défaire. Aussi, mes chapeaux pavoisent encore dans mon salon. C’est mon musée, ma caverne d’Alibaba.

J’ai de la gratitude envers cet héritage d’inestimables marchandises qui ont stimulé ma créativité. J’ai conservé précieusement les moments enchantés vécus au milieu des chanteurs et chanteuses de la troupe La Romance.

Le salon de chapeaux.

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