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Tranche de vie : Dans mon quartier

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À travers les fenêtres de mon quartier, je revois les rues du quartier de mon enfance et je repense à ma mère.

Ma mère occupait ses temps libres à lire les pages de sport dans le journal ou à observer les gens : elle étudiait leurs gestes et leur inventait des biographies. Elle s’octroyait l’expertise de juger Pierre, Jean, Jacques. Pour les décrire, elle avait son franc-parler et un talent naturel pour les expressions pittoresques.

Elle avait beau vitupérer, les prendre en grippe ou les critiquer, la réalité était que, pas plus qu’eux, nous ne vivions dans un écrin de soie. Personne sur notre rue n’était né avec une cuillère en argent dans la bouche. Notre quartier n’était pas le plus huppé et, comme eux tous, nous tirions le diable par la queue et étions des gagne-petit. Cependant, pour sa défense, je dois bien avouer que notre rue était riche de spécimens rares. Ma mère était elle-même un personnage haut en couleur. En grandissant, je percevais quelques fois un peu de mépris dans ses propos. Lorsqu’elle voyait dans mes yeux un questionnement, elle disait : « Il faut regarder la réalité en face. Pas facile de survivre! ». J’étais décontenancée de sa capacité à passer, si rapidement, d’une humeur à l’autre.

Elle disait : « Quand le Roger Bon Temps sur le BS a changé son chèque et que, sur sa bicyclette rouillée, en chantant à tue-tête, il revient de sa beuverie en se faufilant dangereusement entre les voitures, il me fait frissonner. Il y a un Bon Dieu pour les ivrognes à la belle voix de stentor! ». Le lendemain, argent en poche, lui et sa femme sortaient en amoureux, bras dessus bras dessous, pour aller au Dominion, régler le souci de leurs estomacs. Je crois que ces deux-là, ma mère les aimait bien, tout de même. Elle disait de lui qu’il était l’image parfaite de Jean Passepartout dans Le tour du monde en quatre-vingts jours. Livre que j’ai lu quelques années plus tard.

Il y avait la bigote qui, son chapelet en main, visitait les salons mortuaires en marmonnant, et ce, même si elle ne connaissait ni le mort ni aucune personne de sa famille. Elle revenait en larmes et ma mère disait qu’elle pleurait, sans doute aussi sur ses propres peines.

Il y avait aussi la famille qui habitait devant la « shop » de couture. Une de leur fille était une courailleuse : avec ses décolletés à faire bander un saint, elle collectionnait les trimpes des paroisses aux alentours. L’autre, une grande échalote juchée sur ses talons hauts et trop fardée, faisait sa pimbêche et devenait, tout comme sa sœur, folle comme un balai dès qu’elle voyait un homme. Toutes les deux collectionnaient les amours passagères. Le plus jeune des fils, un gringalet, frayait avec madame Chose qui avait deux fois son âge, mais croyait avoir encore vingt ans.

Derrière son rideau, il y avait madame Bec Sec, la vieille écornifleuse qui travaillait au bureau de poste depuis toujours. Après son travail, elle s’empressait d’aller rapporter tous les cancans à Hattie, une femme de couleur, au naturel doux, qui avait été la nounou des enfants du proprio de la shop de couture et que ce dernier, en signe de reconnaissance, avait installée dans un logis qui lui appartenait. Elle ne sortait de son coqueron ou plutôt, comme elle le disait, de son dondonque pour aller se ravitailler en nourriture, à la réception de son chèque.

Il y avait aussi la femme qui logeait gratuitement dans une chambre chez le vieux couple du coin de la rue : un quatre logements où les trois autres portes étaient celles de leurs enfants. Accoutrée comme la Titite Cotnoir avec des affaires rafistolées, un peu comme une vagabonde, elle promenait à cœur de jour son chien pas de médaille dans une poussette, en lui parlant comme à un enfant. Ma mère disait d’elle qu’elle avait des petits pois sous la capine et qu’elle n’était pas toute là depuis qu’elle avait perdu un enfant. Le plus vieux de la rue, Barbe rousse, maigre comme un chicot, arpentait le trottoir aller-retour, la tête basse, en ronchonnant une litanie de lamentations; sa vieille, tout aussi maigrichonne que lui, le prenait par la main et le ramenait dans sa cambuse. Ceux-là aussi ma mère les aimait bien!

Il en était ainsi des évaluations que ma mère portait sur ses voisins. Ils se sont tous fait agonir d’injures. Malgré qu’elle ne semblait n’aimer personne, à un moment inattendu, alors que j’étais persuadé qu’il n’y avait plus une once de sympathie humaine en elle, elle exprimait une opinion ou lançait une phrase qui surprenait ou une observation pleine de compassion: « C’est triste en chien de voir ça! » C’était ça pour elle la solidarité humaine!

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