C’était le 31 décembre. Nous étions partis tôt après le dîner pour arriver avant le souper du jour de l’An. La route enneigée s’annonçait éprouvante pour mon père qui rechignait déjà. Tout d’abord, il détestait aller chez ses beaux-parents. Entre eux, le courant ne passait pas. Eux étaient d’une politesse glaciale, lui se montrait condescendant et essayait de forcer leur respect en étalant son savoir. Dans les soupers de famille, ça tue l’ambiance.
Souvent mon père réussissait à éviter les réunions de famille et nous restions à la maison, mais, cette fois-ci, contre toute attente, il avait cédé. Je crois que ma mère ne s’y attendait pas. Sa victoire trop facile l’avait déroutée. Je pense qu’elle aimait se battre quand elle savait qu’elle ne gagnerait pas. Elle était passée maître dans l’art de se retirer juste à temps. Avec mon père, il y avait plus à gagner dans la défaite.
La voiture roulait presque sans bruit dans la neige épaisse, mon père avait pris soin d’installer les chaînes sur les roues. Il fallait aller doucement, presque quatre heures de route pour se rendre à Trois-Rivières. Il y avait les parents, devant, avec ma petite sœur et nous étions quatre, derrière. Au début tout allait bien. Et puis, les batailles de territoire commençaient en douce. On se chamaillait joyeusement, c’était un peu une soupape pour l’excitation que nous avions du mal à contenir. Aller chez mes grands-parents, c’était échapper aux consignes sévères de notre éducation. Nous passions inaperçus dans la ribambelle bruyante des enfants et surtout, mon père n’aurait pas osé lever la voix dans la maison de mon grand-père. Comme déjà, il menaçait d’imposer le silence dans la voiture, ma mère nous encourageait à chanter des chansons de Noël pour nous calmer un peu. Elle faisait les gros yeux à mon frère qui avait la tuque calée sur le nez et le doigt en l’air pour imiter mon père. Il n’en fallait pas plus pour pouffer de rire le plus discrètement possible. Mon père gardait son air sombre, il ne répondait pas aux efforts de ma mère qui peu à peu retombait elle aussi dans un mutisme désenchanté. J’imagine qu’elle regrettait déjà sa victoire.
Pourtant, le matin même, je l’avais vue prendre tout son temps pour se préparer. J’étais étendue sur son lit avec un livre, mais en réalité, je l’espionnais, fascinée par la lente transformation qui s’opérait. Immobile devant le grand miroir de sa coiffeuse elle observait intensément son reflet. Elle semblait avoir oublié ma présence. Sa robe de chambre rose était bien serrée à la taille, elle portait un turban assorti pour retenir ses cheveux bruns. La séance commençait. J’aimais la voir se maquiller parce qu’à chaque fois j’avais l’impression qu’elle prenait vie sous mes yeux. Les pinceaux s’agitaient, le rose colorait ses joues, son regard devenait différent, plus vif. C’est sa bouche peinte en rouge qui tout d’un coup signait la métamorphose. Le menton levé, elle souriait. Dans le miroir, son regard assuré rencontrait le mien. Je la trouvais tellement belle. Elle mettait alors des perles à ses oreilles et retirait son turban pour libérer ses cheveux soigneusement bouclés. Pour le jour de l’An, elle avait enfilé la robe que je préférais, la noire. En vrai, je ne reconnaissais pas ma mère dans cette star de cinéma qui portait sa beauté comme un bouclier. Ma mère, elle, était vulnérable.
De ma place, derrière la banquette, je voyais les mains gantées de mon père crispées sur le volant. Il regardait droit devant, son chapeau cachait ses yeux. Il ne dirait pas un mot jusqu’à Trois-Rivières. J’entendais soupirer ma mère qui regardait par la fenêtre sans les voir les paysages enneigés qui se succédaient. Je ne sais pas pourquoi, j’avais mal au cœur et j’étais malade presque à chaque fois. J’attendais à la dernière minute et mon père devait freiner en catastrophe sur l’accotement. À peine sortie de la voiture, je vomissais sur la neige pendant qu’il reprochait à ma mère de manquer de vigilance. Elle me lançait un regard noir pendant que je reprenais ma place sur la banquette, les jambes molles. Je me sentais coupable, mes frères et sœurs gardaient maintenant un silence prudent alors que lentement l’auto reprenait la route sous la neige de plus en plus abondante. Le reste du voyage était lourd, plus personne n’avait envie de parler.
C’est en arrivant sur la rue St-Olivier que nous avons vu mon grand-père qui pelletait la neige pour dégager l’entrée. Comme par magie, une sorte de frénésie s’est emparée de mon père. Il s’est redressé, riait, essayait de nous ranimer tous à coups d’exclamations et de klaxon. Éberlués, nous le regardions gesticuler. Ma mère ne parlait toujours pas, murée dans un silence obstiné. C’est seulement quand la portière s’est ouverte sur le visage affable de mon grand-père qu’elle est sortie, souriante et grande dame. D’une voix légère, elle nous appelait, nous grondait gentiment pour le désordre de nos vêtements, elle souriait comme elle ne nous souriait jamais. Mon père, attentionné, s’est dirigé vers elle et l’a enlacée d’un bras protecteur, la taquinant un peu sur la neige qui abîmerait ses chaussures. Elle riait, complice. Le ton était donné, le rideau se levait sur la grande comédie.
À l’intérieur, c’était le brouhaha.
Les nez écrasés dans les cols de fourrure, les embrassades générales se mêlaient à l’odeur des manteaux de laine mouillée et du parfum contagieux de tante Thérèse. S’y mêlait une odeur de feux de bois, de tourtières et de dinde rôtie. Mes tantes portaient des tabliers impeccables, brodés à la main. Souriantes et généreuses, elles avaient travaillé pendant des semaines pour recevoir toute la famille. Les tables étaient déjà montées, celle des enfants et celle des parents. L’argenterie brillait, les chandelles rouges se dressaient dans les décorations de table et le sapin étalait ses branches constellées de mille lumières et de jolis ornements. La chaleur et l’ambiance festive finissaient par me ramollir et j’oubliais les questions troublantes qui se bousculaient dans ma tête.
Pendant tout le souper, nous, les enfants, étions laissés à nous-mêmes. L’occasion était trop belle et nous en profitions pour nous empiffrer des tartelettes de grand-mère. La bonne humeur régnait. J’aurais pu me mêler aux conversations de mes cousines qui rigolaient ensemble, mais je ne les connaissais pas tellement. Je recommençais donc à lorgner la table d’à côté. La table des adultes. Des bribes de conversation me parvenaient. Des rires, le cliquetis des verres et des ustensiles qui s’entrechoquaient. Mes tantes avaient entonné en chœur une chanson de Noël. C’était, après tout, une famille de musiciens et ceux qui ne chantaient pas se mettaient généralement au piano ou au violon. Quelqu’un a crié: «Aline! Chante-nous quelque chose!» Ma mère minaudait, riait, se faisait prier. C’est elle qui avait la plus belle voix. Elle s’est levée et doucement, s’est mise à chanter un air de l’opéra de Bizet, Carmen: «L’amour est un oiseau rebelle». Sa voix s’élevait, forte et pure, modulée par l’émotion. Toute droite quand elle a chanté les derniers mots: «Prends garde à toi», elle défiait mon père du regard. Tout le monde retenait son souffle, les yeux ronds. Ses bijoux scintillaient dans l’éclairage tamisé de la salle à manger. Puis, elle s’est tue et s’est rassise lentement. Tout à coup, si fragile, son regard qui crépitait d’exaltation quelques minutes plus tôt s’éteignait peu à peu. C’était difficile à supporter.
Il y a eu un silence.
Mon père feignait de jouer le jeu. Il blaguait, mais ses plaisanteries tombaient à plat. L’air était plombé par les regards qui se détournaient. Mon grand-père, impassible, le fixait. Ma grand-mère s’était enfuie à la cuisine. D’abord laborieuses, les conversations s’empressaient de meubler la brèche qui venait de s’ouvrir dans les conventions familiales. Je me demande encore parfois ce qui est arrivé ce soir-là pour que ma mère affronte publiquement l’homme qu’elle défendait pourtant envers et contre tous. Était-ce un appel à l’aide? Il venait de se passer quelque chose que je ne comprenais pas, le monde des adultes me semblait compliqué et bien triste. La fête avait repris son élan, mais pour moi, la soirée s’est passée dans un brouillard. Ma mère riait trop et trop fort en renversant la tête. Mon père pontifiait en donnant d’une voix grave son avis sur tout et n’importe quoi. Il parlait beaucoup. Il y avait entre eux un espace où s’engouffrait une souffrance qui n’arrêterait plus de grandir.
Je pense que tout le monde était soulagé de nous voir partir. Quand la porte de la maison s’est refermée, mon père était déjà loin devant. Ma mère peinait à avancer sur le chemin enneigé. Son sourire disparu, ses épaules se courbaient. Dans le silence du retour on entendait seulement le rythme saccadé des essuie-glace. Les phares éclairaient la route devant et j’avais l’impression de foncer dans un tunnel sans fin.
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Une réponse
Encore un très beau texte.