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Un carré de chocolat

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C’était l’automne. Comme d’habitude, j’arrivais à bout de souffle au moment où la cloche sonnait. Tous les enfants courraient se mettre en rang et je me fondais dans la ruée. Les élèves de première année entraient bruyamment dans la classe les joues rouges et les yeux brillants. Une odeur d’air frais se mélangeait à celle de la laine et des planchers fraîchement lavés. Je déposais mon sac d’école tout à côté de ma chaise et m’installais à mon pupitre. Le brouhaha ne cesserait que lorsque mademoiselle Bernard lèverait la main. Et là, c’était instantané. On n’entendait plus que le bruit des livres qui s’ouvraient, des crayons qu’on échappait. Il n’y avait que Mario et Guy au fond de la classe pour défier l’ordre silencieux. Parfois, Mario faisait exprès pour laisser retomber le couvercle de son pupitre et quelques rires fusaient. Le sourcil levé, mademoiselle Bernard balayait la classe du regard et les rires s’étouffaient. J’adorais l’entendre parler. Les cours d’arts plastiques et la composition française étaient mes préférés parce que souvent elle racontait des histoires. Mais j’aurais quand même prolongé les cours de mathématiques pour éviter la récréation. Sur la grande horloge blanche, les aiguilles noires scandaient les minutes. Bientôt, la cloche sonnerait à nouveau pour annoncer la récréation.

Toutes les chaises seraient poussées en même temps et les derniers mots de mademoiselle Bernard noyés dans le vacarme. Les plus pressés atteignaient toujours la porte avant que la cloche ne cesse de sonner. J’étais toujours bonne dernière. Je replaçais mes livres bien droits, je rangeais mes crayons. C’est seulement quand la voix douce de mademoiselle Bernard me rappelait que la récréation était courte que je traînais mes angoisses tout le long du corridor et jusqu’à la cour d’école.

Je n’ai jamais compris cette fascination pour le ballon chasseur. Je ne jouais pas, mais j’observais de loin, cachée sous les grands escaliers de béton. J’y passais toutes les récréations pour éviter d’être recrutée pour une partie de ballon. Juste à l’idée de recevoir un ballon lancé de toutes ses forces par Mario, j’étais terrifiée. Alors je m’assoyais sous l’escalier et je regardais ce que faisaient les autres. J’aimais surtout regarder les filles sauter à la corde ou jouer à la marelle. Surtout Sylvie, c’était la meilleure. En plus, elle avait toujours une jolie robe et des rubans assortis dans les cheveux. De ma cachette sous l’escalier, je rêvais de les rejoindre, mais je capitulais rapidement devant la perspective de marcher vers elles et d’affronter leurs regards. De temps en temps, je cherchais des yeux mon grand frère, mais je le trouvais rarement. Je me demandais s’il jouait avec les autres enfants ou si lui aussi avait trouvé un refuge.

Et puis un jour, mon tout petit univers a éclaté.

Ce jour-là, j’étais comme à l’habitude sous mon escalier. Une main gantée de laine grise s’est tendue pour déposer un tout petit paquet attaché avec une ficelle sur une marche, juste à la hauteur de mes yeux. Recroquevillée dans un recoin, j’ai laissé s’éloigner la main avant de jeter un coup d’œil entre les marches. Madame Thériault s’éloignait, vite rattrapée par une meute d’enfants qui se pendaient à ses bras. Les yeux rivés sur le petit paquet, j’étais à la fois curieuse et craintive. M’était-il destiné? Et si oui, pourquoi? Elle savait donc que je me cachais sous l’escalier? Les questions se succédaient à toute vitesse. Dans un état second, j’avais saisi le petit paquet et l’avais enfoui dans la poche de mon manteau. De toute façon, la cloche sonnait la fin de la récréation et je ne saurais pas ce qu’il contenait avant l’heure du diner.

Jamais un cours de français ne m’avait semblé si long. Je n’arrivais pas à me concentrer, mes pensées volaient constamment vers cet évènement extraordinaire et le contenu du mystérieux paquet. Quelques minutes avant midi, je n’en pouvais plus. La grande aiguille me narguait et retenait les minutes. La cloche a fini par sonner. Pour la première fois, je me suis précipitée vers mon casier pour mettre la main dans la poche de mon manteau. Un sourire m’est venu spontanément, le petit paquet y était toujours. J’ai emporté mon précieux secret pour le déballer en marchant vers la maison. Je me suis arrêtée à mi-chemin dans un petit boisé, l’anticipation me faisait tourner la tête. Mes doigts fébriles défaisaient le nœud, puis les nombreux plis du papier fin. Il y avait là un trésor, je n’en doutais pas.

Éblouie, il n’y avait pas d’autres mots. Un carré de chocolat tout dodu reposait sur le papier blanc. Je l’ai soigneusement remballé en me disant qu’à la récréation de l’après-midi je le mangerais sous l’escalier. Le mystère pourtant demeurait entier et teintait mon bonheur d’une pointe d’angoisse et d’incrédulité. Pourquoi madame Thériault avait-elle laissé ce carré de chocolat pour moi?

Après le diner, j’ai marché jusqu’à l’école comme à l’habitude, mais pourtant tout me semblait différent. Comme lorsqu’on ouvre une fenêtre pour laisser entrer un peu d’air frais. Il entre en même temps des bruits extérieurs, des odeurs, de la lumière. Je remarquais tout, jusqu’au bruit de mes pas sur le trottoir.

Cet après-midi-là, j’avais hâte à la récréation.

Mademoiselle Bernard n’a pas eu à me pousser dehors, j’y étais en même temps que les autres. Assise sous mon escalier, j’ai à nouveau déballé mon petit carré de chocolat sur mes genoux. Je l’ai laissé fondre sur ma langue, savourant sa douceur soyeuse et prolongeant le plaisir. Au loin, je voyais madame Thériault se promener dans la cour d’école. Une demi-douzaine d’enfants l’encerclait.

Vous ne le croirez pas, mais ce petit manège a duré au moins deux semaines. Et puis, un matin, lorsqu’elle a déposé le petit paquet, elle s’est penchée et nos regards se sont croisés entre les marches de l’escalier. Je suis restée figée. C’est alors qu’elle a fait quelque chose d’extraordinaire et qui allait changer ma vie. Elle a souri et m’a tendu la main. Et elle a attendu que je sorte de ma cachette. Mes oreilles bourdonnaient et mon cœur battait si fort, je pensais que j’allais vomir là, devant elle. Je la regardais, les yeux écarquillés, les larmes prêtes à couler sur mes joues brûlantes. Elle a fait quelques pas et à nouveau m’a tendu la main. J’ai pris sa main, elle était chaude dans le gant de laine grise. J’ai marché avec elle pendant quelques minutes, j’essayais désespérément de trouver quelque chose à dire. Je n’ai réussi qu’à balbutier quelques mots inaudibles: «Merci pour les chocolats». Et la cloche a sonné.

Cet après-midi-là, je m’en souviens comme d’un rêve. Mademoiselle Bernard parlait, mais je n’entendais rien. Ma main était encore dans celle de madame Thériault, je revoyais tout en détail, je ne voulais rien oublier de cet instant magique. Sans en réaliser l’ampleur, j’étais consciente de son importance et je m’y cramponnais de toutes mes forces, tout en étant profondément troublée de ce virage imprévu. Je ne suis plus jamais retournée sous l’escalier.

Graduellement j’ai appris à partager la main de madame Thériault avec les autres enfants au cours des promenades dans la cour d’école. J’ai même approché de plus près pour voir les filles sauter à la corde. De si près qu’un jour l’une d’elles m’a poussée devant parce que c’était mon tour. Et je n’ai plus quitté le groupe.

Il y a eu dans ma vie de ces moments transcendants où j’ai eu l’impression très nette que tout ne tenait qu’à un fil. Dans la balance, il y avait d’un côté tout ce qui m’était familier et qui représentait une certaine sécurité et de l’autre, la nouveauté de l’inconnu et l’opportunité de dévier d’un tracé qui m’emprisonnaient.

Aujourd’hui, je suis reconnaissante envers madame Thériault. Sa main gantée de laine grise m’a accompagnée bien après la première année. C’est grâce à son sourire que la lumière est parvenue à se faufiler sous mon escalier. Je frémis parfois quand je pense à la fragilité de ces instants charnières. Si elle n’avait pas déposé ce petit bout de chocolat dans mon escalier, si la peur avait gagné et que j’avais refusé sa main tendue, ma vie aurait été bien différente. Je pense à elle, encore émerveillée par son approche respectueuse. Elle ne m’a pas forcée à sortir de ma cachette. Ce respect m’a inspiré confiance et supportée dans mes premiers pas vers les autres.

Je caresse doucement mon chat qui ronronne sur le divan. Je l’ai patiemment apprivoisé avec des sardines séchées. C’était un chat errant, il lui manquait un bout d’oreille et il était affamé quand je l’ai trouvé à ma porte. Je l’ai appelé Kitcat.

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