C’est l’anniversaire d’Albertine. J’ai beaucoup pensé aux étapes de ses oublis. Il y a eu le poêlon qu’elle laissait sur le feu et les rendez-vous manqués. C’était la perte des fonctions exécutives. Mais le plus troublant, c’était les propos qu’elle tenait avant qu’il n’y ait, dans son cerveau, de moins en moins de moments de lucidité.
Albertine était une personne sociable qui aimait avoir du monde autour d’elle. Puis, tout doucement, elle s’est désintéressée des autres. Elle disait : « Je ne réplique pas aux propos et je ne participe pas aux conversations parce que je n’ai pas la certitude que ce que je pourrais dire est vrai. » Elle peinait à trouver les mots et, de ce fait, elle prenait de moins en moins plaisir à bavarder avec nous.
Albertine disait que les paroles s’éloignaient d’elle et que ses pensées étaient plus souvent tournées vers le passé. Elle mettait cela sur la faute de son âge. Elle acquiesçait à ce que je disais, mais il devenait évident qu’elle ne savait pas toujours de quoi je parlais.
Dans un moment de pleine conscience, elle a dit à son médecin : « Je triche, car je ne me souviens qu’à moitié. Il y a des ombres sur mes souvenirs. Certains se perdent, je dois les chercher sans relâche et je dois, sans cesse, faire des efforts et porter attention à tout. Cela est épuisant! On dirait que mon histoire est en train de s’effacer page par page. Je me sens comme dans un mauvais rêve, pas totalement consciente de ce que je fais. Faire semblant est en train de devenir ma seule compétence. Ma mémoire a des défaillances, je le sais! Comment se fait-il que je sois comme ça? Ce n’est pas la première fois que je vois le visage et que j’entends la voix de cette femme qui semble bien me connaître. J’ai toujours eu de la difficulté à retenir les noms et, sur l’instant, elle m’est inconnue. Élisabeth peut-être? C’est une chose horrible que de l’avoir oubliée si je la connais vraiment et si j’ai joué un rôle dans sa vie! Je sais que ma réalité m’échappe… » C’était la perte lente des fonctions langagières.
– Je suis le docteur, madame Albertine. Je vais vous poser quelques questions pour évaluer l’état de votre mémoire. Voulez-vous me dire en quel mois nous sommes?
– Il n’y a plus de neige… Je dirais avril.
– Voulez-vous me nommer les mois de l’année, à rebours, à partir de décembre.
– Décembre, novembre, octobre, mai, juin. Oups! Juin, juillet. Oups! Juillet, juin, mars, avril…
Les âges d’Albertine ont passé et elle s’est retrouvée avec de plus en plus de souvenirs à moitié oubliés. Des petits oublis reliés à la tâche, elle est passée à un manque de mots et à un déficit cognitif de type amnésique. C’était comme si on l’avait parachutée au milieu de gens et de choses qui lui étaient inconnus. Elle perdait, sous mes yeux, sa matière grise à petite goutte, à coup d’oublis. Le pire était en train de lui arriver et je ne pouvais rien y faire!
L’année avant sa mort, c’était comme si elle était passée de l’autre côté du miroir, dans un monde parallèle qui lui était étranger. C’était horrible de la voir perdre de plus en plus souvent le contexte de sa propre vie. C’était l’absence, la confusion, le début de la démence et j’en étais perturbée tout autant sinon plus qu’elle.
– Bonjour madame Albertine. Je suis le docteur. Je vous donne une adresse : 3240, rue Joconde. Je vais vous la demander tantôt. Pour l’instant, dites-moi à peu près quelle heure il est.
– Il fait jour : 3 heures…
– Donnez-moi l’adresse que je vous ai dite tout à l’heure.
– L’adresse…
J’ai lu que lorsque l’on ramène un souvenir à la conscience, notre processus mental le modifie quelque peu et qu’alors, il s’en glisse une partie sous la surface de la conscience. Si c’est ainsi, tout autant qu’Albertine, je ne peux plus me fier à mes souvenirs. C’est embarrassant puisque je suis à vous les raconter! J’ai entendu aussi que nos mauvaises habitudes d’enfant, celles qui étaient hors contrôle, étaient les dernières à disparaître de notre personnalité. C’est une redoutable option pour mon futur, car il paraît qu’enfant, je me parlais à moi-même, que je disais des bêtises et, qui plus est, je les disais à voix haute. J’ai peur de devenir comme Albertine!
Pour l’instant, je n’ai oublié ni ses tendresses, ni la soupe au panais, ni les galettes à l’anis qu’elle me cuisinait. Même si elle m’a oubliée, moi je n’ai pas oublié que je l’ai aimée.
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