À cette époque, je crois que j’étais la seule à entrer chez elle. Il y avait quelques mois que son mari était décédé. J’étais la gardienne de ses deux filles. Son fils était gardé par ses parents.
L’amour et la mort dépassaient mes compétences d’adolescente, mais je devinais qu’elle était triste. À voir comme ça faisait mal, je me disais qu’il valait mieux ne pas vivre l’amour. Aujourd’hui, je crois qu’elle n’était pas que meurtrie : elle était en dépression.
Jusqu’à ce soir-là, je n’avais jamais abordé le sujet de la mort. Ce soir de fin d’automne, il faisait un froid de canard. Elle m’a demandé de venir souper avec elle et les enfants. Il y avait une assiette en plus. L’assiette de l’absent restait vide, mais elle y jetait des coups d’œil furtifs et semblait dialoguer silencieusement avec un personnage invisible. Je dois avouer que du haut de mes treize ans, je la trouvais un peu bizarre.
– Les filles sont couchées et je ne sors pas ce soir. Veux-tu rester me tenir compagnie? Veux-tu un gin? Juste deux gouttes avec du sucre dans une grande tasse d’eau chaude.
– Si ma mère savait ça! Elle ne voudrait plus que je vienne garder.
Elle a ri. C’était la première fois que je l’entendais rire.
– On ne lui dira pas! Je vais lui téléphoner que je te garde à coucher.
Elle a apporté les tasses. Elle a sorti un album photo et me l’a commenté en pleurant.
– C’est lui! Il aurait aimé que tu sois la gardienne des enfants. Tu es ma jeune amie.
Je me suis sentie importante. Malgré sa peine, Marie n’avait jamais cessé de prendre bien soin de ses enfants. Elle restait leur dévouée maman. Je ne me sentais pas très bien dans ma famille et ça m’était quelque peu difficile à vivre alors, j’aimais faire partie de la famille de Marie et être à sa table. J’étais heureuse d’être sa jeune amie, mais, pour moi, elle était une maman.
– Marie, où tu vas le soir?
– Je roule et je me repose, seule avec moi-même.
– Tu penses à lui?
– Je l’aimais. Il m’aimait aussi. En fait, je vais au cimetière pour pleurer sans que les enfants me voient et je lui parle.
Je rencontrais une grande peine d’amour pour la première fois. Si j’avais eu 10 ans de plus, j’aurais peut-être pu trouver les mots pour la consoler, mais je ne savais pas encore ce qu’était la force du lien amoureux. Elle m’a tout raconté de ses amours. J’étais bien en sa compagnie et ce soir-là, je lui ai confié que, moi aussi, je me cachais pour pleurer.
Par la suite, elle m’amenait partout avec elle : au centre d’achat, à l’épicerie, au parc, au camping, à la cabane à sucre. Je profitais vraiment des moments passés avec elle et ses enfants. J’avais une nouvelle famille et ça arrivait au bon moment. Elle m’a acceptée telle que j’étais et je l’ai aimée telle qu’elle était avec ses soudaines mélancolies. Au-delà de notre différence d’âge, on s’est accompagnées l’une l’autre. J’avais une alliée qui m’écoutait et me croyait et je recevais ses confidences. Toute mon adolescence, je l’ai vécue à ses côtés et elle m’a ainsi paru moins lourde. Marie a donné un sens à ma vie d’adolescente perturbée.
Aujourd’hui, elle ne met plus d’assiette supplémentaire, mais à l’anniversaire de son amour, elle va encore au cimetière.
À travers son deuil, j’ai appris que l’amitié tout comme l’amour pouvaient donner envie de vivre. Grâce à sa présence, j’ai mieux traversé cette époque malheureuse de mon adolescence et c’est à la regarder vivre avec ses enfants que j’ai appris à être une meilleure mère.
Nos vies se vivent maintenant loin l’une de l’autre, mais à la grande fête pour souligner son 70e anniversaire, j’y étais et je lui ai remis une lettre où je lui ai dit qu’elle avait été la rencontre la plus significative de ma vie d’adolescente et la meilleure amie que je n’ai jamais eue.
Quand je pense à elle, je nous revois penchées sur son album photo. Elle a 15 ans de plus que moi et je sais que lorsqu’elle mourra, une partie de moi va mourir un peu avec elle. Pour l’occasion, je prendrai un gin aux beaux souvenirs qu’elle m’a laissés.
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3 Responses
Très belle rencontre dans une vie d’adolescente, deux périodes difficiles à passer, le deuil et la vie d’ado pas facile en soi, s’accompagner dans ces moments difficiles, résonne en moi comme un cadeau divin.
Marie et son ombre, quelle touchante tranche de vie, j’ai même pleuré!
Merci beaucoup de vos commentaires. Ils me donnent envie de continuer d’écrire.