Rechercher
Close this search box.

Tranche de vie: La chaise de l’évêque

Écrit par

Chez un brocanteur, la semaine dernière, je cherchais des lampes anciennes pour un petit projet que je rêvais de réaliser depuis longtemps. L’endroit était un véritable labyrinthe, avec des pièces remplies à craquer d’objets en tout genre. J’étais captivée par les trésors oubliés dans chaque recoin du magasin. J’avais presque oublié le but de ma démarche, quand au détour d’une étagère encombrée, j’ai trouvé ce que je ne cherchais pas: une chaise.

Pas n’importe quelle chaise. Une grande chaise d’acajou, sculptée par la main patiente d’un artisan. Le siège, le dossier et les bras étaient recouverts de velours rouge affadi, ce qui donnait à cette chaise une allure singulière, presque royale. Elle avait vu de meilleurs jours, c’est sûr, mais j’étais subjuguée. Je n’arrivais pas à me l’expliquer, mais il y avait, entre cette chaise et moi, une connexion, quelque part au fond de ma mémoire. Avec l’aide du brocanteur, j’ai réussi à l’extirper du chaos ambiant et à la caser dans ma petite auto. Tout m’étonnant de sa taille, je balayais de la main la poussière accumulée sur le dossier. C’est alors que le brocanteur a prononcé ces mots magiques : «Que voulez-vous… c’était le fauteuil de l’évêque!»

Des souvenirs…

Je suis restée figée. Mon projet de lampes pouvait attendre. Les souvenirs affluaient. Je revoyais des lieux et des visages oubliés, je me rappelais l’odeur de l’encens, celle des lilas blancs. Je vous raconte…

C’était il y a très longtemps, j’avais sept ans. Ce jour-là, c’était le jour de ma première communion. Dès l’aube, je m’étais levée, des papillons dans le ventre. Ma robe de dentelle blanche, fraîchement repassée, trônait sur le dossier d’une chaise. Le voile, couronné de fleurs blanches, me donnerait des airs de mariée. Depuis ma chambre, j’entendais les rires, les voix entrecroisées, les ustensiles qui s’entrechoquaient. Mes tantes s’activaient pour confectionner des gâteaux, des biscuits et une kyrielle de douceurs. Tout ce tumulte était pour moi. Pour quelques heures, je serais la reine de la journée.

Depuis le mois de septembre, nous avions appris toutes les prières par cœur. Il y avait des pratiques quotidiennes de la cérémonie. Sœur Jeanne, armée de son claquoir, donnait le signal: debout, assis, à genoux, l’instrument marquait la cadence. Je me souviens comme je m’appliquais pour bien me rappeler les consignes, mais avec le temps, les pratiques devenaient assommantes. Je pensais alors à autre chose, en calquant les gestes de mon amie Nicole. Quand le grand jour est arrivé, je n’étais donc pas franchement inquiète. Ma mère m’avait aidée à m’habiller, elle avait tressé mes cheveux avant d’y attacher solidement mon voile. L’élastique trop serré tiraillait un peu, mais peu m’importait, rien ne pourrait diminuer mon excitation. Nous étions serrés comme des sardines dans la voiture, je veillais jalousement sur ma robe pour éviter de la froisser.

En arrivant à l’église, il y avait déjà beaucoup de monde sur le parvis. Je suis allée rejoindre ma classe, rassemblée autour de Sœur Jeanne. D’un geste familier, elle faisait claquer son instrument pour nous aligner en rangs impeccables, deux par deux. Mes chaussures neuves me faisaient un peu mal au pieds, je me dandinais sur un pied et sur l’autre. En pénétrant dans l’église, nous avions progressé lentement jusqu’aux bancs identifiés par des étiquettes portant nos noms. C’est à ce moment-là que mon cœur avait commencé à battre un peu plus vite. Je venais de réaliser que les étiquettes étaient inversées, et mon nom se trouvait tout au bout de l’allée de gauche, bien loin de la position où je me trouvais. Dans un silence embarrassé, j’ai dû enjamber mes camarades une à une, sous leurs regards amusés. Mais le véritable défi s’est présenté lorsque mon voile, soigneusement ajusté ce matin-là, s’est mis à glisser sur le côté. Quelques fleurs s’étaient détachées de ma couronne et tombaient au sol, petits souvenirs de mon passage.

Quand j’ai finalement atteint ma place, mon voile était dans un état lamentable. De travers et légèrement froissé, il tirait cruellement sur mes cheveux. Pour calmer la douleur, j’ai glissé un doigt sous l’élastique, l’ajustant du mieux que je pouvais. Quelques mèches s’étaient échappées, mais la douleur avait diminué. J’étais toute rouge, je n’oublierais pas cette petite épreuve personnelle.

Un claquement. Sec, précis, il imposait le silence.

Je m’étais redressée promptement, mais malgré ma tentative de discipline, mon regard se dérobait, glissait vers l’arrière. Où était ma cousine? Est-ce qu’elle était arrivée à temps? Le regard de ma mère, toujours vigilante, m’avait ramenée à l’ordre. Juste comme je me tournais vers l’avant, un autre claquement retentit. Cette fois, je perds l’équilibre et je me retrouve à genoux, à moitié étalée. Dans le même instant, ma voisine de banc, visiblement confuse, se levait d’un mouvement brusque et maladroit. Nos gestes inversés s’étaient croisés, si ridicules qu’un fou rire irrépressible nous avait secouées toutes les deux. Nos rires, pourtant étouffés, n’étaient pas passés inaperçus. La silhouette de Sœur Jeanne était apparue, austère, ses yeux exaspérés étaient posés sur moi. Sans un mot, elle avait ajusté mon voile d’un geste sec, avant de faire claquer son instrument.

Ma première communion

L’orgue s’était arrêté pour le point culminant, la première communion. Je m’étais levée, mes pas résonnaient sur le plancher de mosaïque. Une odeur un peu fade se dégageait des bouquets de lilas blancs disposés autour de l’autel. Je m’étais placée au centre de l’allée, les mains jointes, émue. Derrière moi, une procession de petites filles en robes blanches avançait en cadence. Quand l’hostie s’est posée sur ma langue, j’ai été surprise. J’avais imaginé une saveur divine. Déconcertée, j’étais retournée à ma place dans un parcours sans faute.

Le cantique « C’est le Grand Jour » résonnait dans l’église. Sous les regards de nos familles, nous sommes sorties de l’église en rang. La pluie avait cessé et nous traversions le boulevard pour rejoindre le couvent des Sœurs de la Providence. Là-bas, une bénédiction de l’évêque nous attendait, l’ultime consécration de cette journée mémorable.

Le pavé était encore mouillé, j’aurais dû me méfier. En me retournant pour chercher le visage de ma cousine, mon pied avait glissé et je m’étais étalée de tout mon long dans une flaque d’eau stagnante. Le choc avait été brutal, mais l’humiliation encore plus. Ma robe était maculée de boue et mes collants blancs parsemés de trous. En me relevant, j’avais ressenti une douleur à la cheville. Je titubais, tout en essayant d’ajuster mon voile qui me pendait sur le visage. Clopin-clopant, j’avançais en essuyant mes larmes du revers de la main. Je savais que Sœur Jeanne ne me lâcherait plus d’une semelle.

En entrant dans l’amphithéâtre, des petites chaises de bois blond étaient alignées, le nom de chaque élève inscrit sur le dossier. Rapidement, toutes les élèves trouvaient leur place. L’atmosphère était calme et ordonnée, chacune trouvant rapidement sa place. Excepté moi. Encore chamboulée, je cherchais ma chaise, mais la salle était déjà pleine, et l’évêque, attendu de tous, était en chemin. Sœur Jeanne, toujours présente, m’a prise par la main. Il n’y avait pas de chaise pour moi, un oubli. Je me suis retrouvée debout, en retrait derrière la salle, aux côtés des religieuses.

L’évêque

Je l’ai vu entrer, imposant dans sa chasuble richement ornée de fils d’or. Sa mitre brodée et la crosse épiscopale le rendaient encore plus majestueux. D’un pas lent, mais assuré, il s’était dirigé vers le grand fauteuil en bois sculpté, avec un siège de velours rouge. On aurait dit un trône. Il m’apparaissait comme un personnage digne des contes que j’aimais tant. Après avoir prononcé quelques mots, il s’était penché sur le côté pour jeter un coup d’œil inquisiteur derrière la salle. Malgré mes efforts pour disparaître derrière Sœur Jeanne, nos regards se sont croisés. Il m’a vue, dans ma robe sale et mon voile déchiré. Toujours en me regardant, il m’a demandé pourquoi je ne n’étais pas assise sur une chaise avec les autres élèves. J’ai répondu, un peu naïvement, qu’il n’y avait pas de chaise pour moi. Il m’a regardée longuement, puis m’a demandé de venir à l’avant. Une vague d’humiliation m’a submergée. Il allait me faire des reproches devant tout le monde. La honte.

Dans un silence de plomb, j’ai traversé la salle pour me rendre à l’estrade. Chaque pas résonnait, tous les regards étaient braqués sur moi. De près, il paraissait encore plus imposant. Je ne m’étais pas attendue à ce qu’il me tende la main pour m’aider à monter sur l’estrade. Une subtile odeur d’encens l’entourait, douce et envoûtante. 

De sa voix basse, il a dit: « Tu as une chaise ici. »

Sans un mot de plus, il m’a soulevée et m’a déposée sur son fauteuil. J’ai ignoré le regard désapprobateur de Sœur Jeanne. Émerveillée, je me suis dit qu’il était la personne la plus importante ici, et que s’il m’avait mise sur son fauteuil, même avec ma robe toute sale, c’est que j’avais une place. Je crois que je vais nommer ma nouvelle chaise, le fauteuil de la bienveillance.

Autres articles de l'auteur.trice

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


Publicité Infolettre

POUR NOS ABONNÉES VIP: AUCUNE PUBLICITÉ, CONCOURS EXCLUSIFS ET CODES PROMO!

Pour quelques dollars par mois, devenez une Radieuse VIP

Articles similaires

Comme chaque année, mon âge me revient avec la même constance. Cette année, je ne sais pas ce qui m’a pris, mais, en pensant aux…
Ha! 2025 avec son lot de promesses qu’on ne tiendra pas! Honnêtement, je ne sais pas trop quelle est l’origine de cette histoire de résolutions…
https://youtu.be/aYlcVJKlFg8 Pour écouter la version audio, rendez-vous sur YouTube. Dans le 26ᵉ épisode du balado Des Femmes comme vous, nous avons le plaisir de recevoir…

 

Et je reçois le top 5 de leurs articles les plus populaires

Recevez dans vos courriels, les conseils de nos collaborateurs vedettes et experts.

Hubert Cormier, Brigitte Poitras, Jean-François Plante, Danielle Ouimet, Jardinier paresseux...

Non merci.