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Tranche de vie : Discussion avec ma fille

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— Je veux parler avec toi, ma fille, des jours moins glorieux de la condition féminine, car je pense que pour aller de l’avant, il faut apprendre des combats menés par celles avant nous.

— Maman, il n’y a plus de combats féministes contre les hommes!

— Ça n’a jamais été un combat contre eux, mais pour le mieux-être des femmes. Avoir une conscience féministe, c’est une question de solidarité et de protection des acquis obtenus par les groupes de femmes qui nous ont précédées. J’aimerais t’en faire connaître quelques-unes : Simone Monet-Chardrand, Thérèse Casgrain, Idola Saint-Jean, Léa Roback et son amie Madeleine Parent que ta grand-mère a connue. En 1937, Léa Roback soutient le secteur du textile lors de la Grève des Midinettes. En 1940, avec Idola Saint-Jean et Madeleine Parent, elles créent le syndicat Voix des Femmes. Léa Roback travaille comme caissière au théâtre Majesty où, devant, il y a des prostituées; elle milite pour le droit de toutes les femmes à l’avortement et à la justice sociale. Étant juive et protestante, elle milite aussi contre l’intolérance et le racisme. En 1946, au Dominion Textile de Valleyfield, pendant une manifestation organisée par L’union de la robe, les militantes sont aux côtés des travailleuses qui demandent l’amélioration de leur condition de travail. Madeleine Parent, qui s’est, à cette occasion, attiré les foudres de Duplessis, est souvent visitée par la police. En 1948, le gouvernement adopte la Loi du Cadenas. Elle est arrêtée pour conspiration et condamnée à 2 ans de prison. En 1962, pour revendiquer les droits des femmes, Simone Monet-Chartrand organise Le Train de la Paix.

Source: Postes Canada

— C’était une brochette de femmes impressionnantes! Mais les femmes ont maintenant leur place dans tous les milieux de travail et dans tous les secteurs de la société. Elles n’ont ni besoin de bénéficier de privilèges ni de provoquer les gouvernements. La cause des femmes est, aujourd’hui, une préoccupation mineure. Maman, je crois que tu n’es pas à jour sur l’évolution des femmes…

Quand ma fille manque d’arguments, elle me rappelle que je suis accrochée aux valeurs d’une autre époque. C’est un peu sa phrase célèbre! Parce qu’elle est le sang de mon sang, que je l’aime et que je sais qu’elle m’aime, elle est la seule à qui je permets de me faire passer de la sérénité à l’agitation intérieure. Je me convaincs qu’il est dans la norme des choses qu’une fille ne se préoccupe pas du passé de sa mère ou de sa grand-mère.

Le féminisme, une cause encore (et toujours) d’actualité

Si les enfants servent vraiment à faire évoluer les parents, qu’est-ce que je dois réévaluer pour être à jour? Est-ce que je lis si mal la réalité actuelle des femmes? Je me lance avec l’intention de faire de ce retour historique une agréable conversation où ma fille se sentira, comme moi, concernée par les iniquités envers les femmes.

— Tu as raison, je suis de l’époque où l’évolution des femmes a été ostracisée par la morale religieuse; certaines n’incarnent pas l’émancipation, mais toutes les femmes de mon époque ne sont pas des brimées intellectuelles et sexuelles. C’est vrai que vous avez aujourd’hui une identité propre et profitez d’une vie décente. Si cela est, c’est justement parce que les femmes derrière vous, mères, grands-mères, arrière-grands-mères ont lutté et gagné des combats dans le monde des hommes. Ce que tu penses m’importe, mais si pour être à jour, il me manque des informations sur le présent, il te manque quelques informations sur le passé.

— Le passé, c’est un autre temps et d’autres mœurs. C’est le présent qui compte…

— Effectivement, d’autres mœurs ont façonné ce que je suis aujourd’hui. Dans les années 60, alors que je devenais une femme, toutes n’avaient pas accès à la pilule contraceptive et encore moins à la pilule du lendemain; un avortement ne pouvait être pratiqué que si la santé ou la vie de la femme était en danger et le divorce n’était accordé qu’en cas d’adultère. À l’époque où j’ai accouché de toi, les sages-femmes, qui avaient pourtant l’expérience d’avoir accouché des centaines de femmes, n’avaient pas encore le droit de les accompagner dans les hôpitaux. Peu d’hommes se sont ralliés aux revendications féminines. Le docteur Morgentaler a été l’un des seuls à lutter ouvertement aux côtés d’elles. Il disait : « Les femmes doivent choisir de faire des enfants parce que, quand ils sont voulus, on leur donne de l’amour ce qui évite qu’un monstre comme Hitler naisse. »

Source: Centre des femmes de la Basse-Ville

Si toi et les femmes d’aujourd’hui vivez à une époque où vous avez le choix de ne pas avoir d’enfants, d’avorter, de divorcer et d’accéder au monde de la sexualité sans vous préoccuper du lendemain, c’est grâce aux combats des Québécoises de la Révolution tranquille. Vous avez bénéficié de la voie tracée par la génération féministe des baby-boomers. Si aujourd’hui vous pouvez porter le bikini, vous promener seins nus sur une plage et nourrir vos bébés en public sans représailles, c’est grâce aux luttes collectives des militantes d’hier.

— C’est vrai qu’encore aujourd’hui, dans certains états des États-Unis, les femmes ne peuvent pas se faire avorter. Mais les enjeux actuels sont axés sur les minorités ethniques, les questions de genre, la conscience écologique, les changements climatiques et le droit de mourir dans la dignité.

— Ce sont des enjeux extrêmement valables! Mais si, dans ta génération, il y a encore une ministre responsable de la Condition féminine, c’est peut-être que, pour les femmes, il y a encore quelques luttes à mener; le dossier du droit à mourir dans la dignité est d’ailleurs une lutte portée par une femme de ton époque.

— Par Véronique Yvon. Je sais! Et je sais qu’il y a des grèves parce qu’il y a encore des métiers majoritairement féminins qui sont toujours mal rémunérés : les infirmières, les enseignantes et les techniciennes en service de garde et en CPE, pourtant reconnues comme essentielles lors de la pandémie.

— Effectivement, il reste encore des iniquités. Les femmes de ta génération sont de plus en plus diplômées et certaines sont députées et ministres, mais, dans plus d’un domaine, à travail égal, le salaire des femmes reste de 11,1 % inférieur à celui des hommes et beaucoup plus lorsqu’il s’agit de postes de cadres, ce qui creuse l’écart des prestations de retraite; en conséquence, les femmes sont plus pauvres que les hommes alors qu’elles vivent plus longtemps. En mai 1995, pour lutter contre la pauvreté des femmes, il y a eu la marche Du Pain et des Roses menée par Françoise David. Le pain symbolisait le travail et les roses, la qualité de vie. Plus de 800 Québécoises ont marché pendant 10 jours de Montréal vers Québec. La pauvreté et l’iniquité des salaires existent encore.

Les femmes sont plus nombreuses à travailler à temps partiel et plus nombreuses dans le rôle d’aidant naturel. Elles font davantage que les hommes du travail gratuit. Le travail invisible des mères, même s’il est aujourd’hui partagé par les pères, n’est pas davantage reconnu à sa pleine valeur.

— J’admets que je suis privilégiée et qu’il y a peut-être encore des causes à défendre. J’ai vu la série télévisée sur Chantale Daigle, enceinte de 18 semaines, qu’une injonction empêchait d’avorter. Il y a le reportage sur les 14 meurtres de femmes à la Polytechnique en 1989. Je ne sais pas les dernières statistiques, mais on disait qu’en 2021, au Québec, 26 femmes avaient été assassinées, dont 17 en contexte de violence conjugale. Je suis consciente qu’il y a encore des femmes qui vivent dans la peur et la violence. Il est vrai que tout n’est peut-être pas acquis pour toutes les femmes. Le viol et l’excision, ça me fait horreur! Les femmes qui ont la force de dénoncer et le courage d’entamer des recours collectifs mènent un noble combat qu’on peut appeler féministe.

— Ma fille, l’obligation de consentement et le mouvement #MeToo, ça, c’est la plus belle bataille féministe de votre génération; elle contribue à un mode de vie plus sécuritaire pour les femmes de votre époque et celles qui vont vous suivre.

— J’en conviens, notre époque a aussi ses prises de conscience.

 — Pareilles à nous, comme des passeuses, vous transmettez vos victoires sociales à la génération suivante. Pour être interpellé par les inégalités sociales et les violences, pas besoin d’être militante engagée. Naître femme suffit pour avoir la condition féminine à cœur.

Même si je ne lui suis plus d’utilité première, j’ai tout de même le sentiment d’avoir été l’une des actrices premières dans la vie de ma fille. Elle n’est pas mon miroir; elle est seule responsable de son évolution et, sans flatterie, je suis fière de la femme qu’elle est devenue. Quelles que soient les époques, au-delà des âges qui les séparent, les histoires des mères et des filles se ressemblent toujours un peu; en cela, les femmes sont toutes de solidaires féministes.

Pour finir, voici une phrase humoristique de Françoise Giroud : « La femme sera vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignera une femme incompétente. »

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