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Tranche de vie : Une clé en héritage

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Tout est parfait ce matin. Mes écouteurs sur les oreilles, j’écoute les Gymnopédies de Érik Satie. Encore. Je retourne toujours à sa musique quand j’ai envie d’une rêverie particulière. Vous savez, cette sorte de rêverie qui fait voyager en soi, qui fait examiner ce paysage intérieur qu’on ne visite jamais assez souvent. Récemment, je me suis remise à la peinture et je m’étonne de ces mondes qui jaillissent, mystérieux, mais étrangement familiers. C’est une façon pour moi de me tourner vers l’essentiel quand je me sens trop sollicitée par l’extérieur.

L’essentiel se résume à si peu de choses

Quand les notes de piano tombent une à une et les couleurs goutte à goutte sur la toile blanche, je largue tout ce qui n’est pas utile à cette plongée intérieure. La mélodie s’enroule autour de mes pensées qui guident mon pinceau dans une valse attentive. Le rythme est lent. Ça me rappelle un peu ce que je ressentais enfant quand j’entrais dans une église. Un silence feutré, un écho qui demande le respect. Comme aujourd’hui, je vais au-devant de ma toile, j’avançais doucement dans l’allée centrale. Je choisissais un banc vide qui me permettrait d’exister sans être distraite par les gens autour de moi. Et je rêvais.

Ce qui m’attirait à l’église n’avait rien à voir avec la religion. C’était un espace où mes pensées pouvaient s’envoler. Je ne ressentais plus de limites. Une confiance tranquille dans la vie et dans le futur me donnait envie de rire et de chanter. Je me souviens que lorsque je sortais de l’église, je marchais sur le trottoir bordé d’une haie de chèvrefeuille. L’air sentait bon, mes doigts effleuraient les feuilles et les fleurs parfumées que je n’avais même pas remarquées à l’aller. Je me sentais connectée à moi-même et en même temps à tout ce qui m’entourait. C’est un sentiment que j’ai recherché toute ma vie.

Bien sûr, quand j’étais enfant, je ne comprenais pas ce qui me poussait à retourner à mon banc d’église toute seule au milieu de la semaine. Je savais seulement que je m’y sentais bien. Je fermais les yeux, j’avais l’impression de voler. Tristement, ce ne serait plus possible aujourd’hui. Les temps ont changé. Les portes des églises sont verrouillées maintenant en dehors des services. J’avais terriblement besoin d’extérioriser mes émotions et je n’arrivais pas à retrouver cet état d’âme à la maison. Nous étions cinq enfants et les moments de solitude étaient naturellement rares et assez brefs. J’ai eu beaucoup de chance et je garde un merveilleux souvenir de ce banc de bois usé, au vernis jauni par le temps.

Je suis toujours curieuse de savoir ce qui est une source d’inspiration pour les gens que je rencontre. De mon côté, j’ai compris que mon âme, c’est cette profonde aspiration à l’immensité qui me permet de laisser libre cours à toutes les cabrioles de ma pensée. Avec bonheur, je la laisse aller dans toutes les directions. L’exprimer est plus difficile, le langage de l’âme est rarement compatible avec les exigences de la dialectique…

Le langage de l’âme

J’ai donc envie de vous parler aujourd’hui du langage de l’âme, rien que ça. Il m’en a fallu du temps pour l’apprivoiser. C’est une petite bête qui s’effarouche facilement après tout. Elle ne tolère ni la prétention ni le tapage. Opposez-lui le scepticisme, elle se barre. Elle se recroqueville devant la violence et les sarcasmes. Elle s’attendrit devant l’innocence, s’incline devant l’expérience. Elle fuit l’orgueil et accueille l’humilité. L’âme a mille et une expressions et aucun langage n’a assez de mots pour lui rendre justice. Il n’y a que la musique et les couleurs qui puissent s’en approcher sur le bout des orteils. Leur langage est lui aussi infini et se plie volontiers aux multiples sursauts de l’âme. Est-ce pour cela que la musique et la peinture savent toucher autant de gens quelles que soient leurs origines?

La toile de Marielle.

Aujourd’hui, je regarde la toile qui s’est échappée de mon pinceau. Je lui ai donné un titre: «Le Rêveur». Ce rêveur habite au fond du silence des océans. Il a un oeil très grand pour mieux absorber l’immensité. L’autre oeil, plus petit, observe avec acuité. Il analyse les découvertes. Le Rêveur est confronté à la réalité. Il ne peut pas rester longtemps sous l’eau, il manquera d’oxygène. Les bulles remontent à la surface alors qu’il jette autour de lui un regard anxieux. Il a tant à comprendre, si peu de temps pour le faire. Il est dérouté par la présence insolite d’un loup à la gueule grande ouverte et d’un oiseau aux ailes repliées. Il devra les apprivoiser pour comprendre le message qu’ils apportent. Comme tout ce qui concerne les tribulations de l’âme, le Rêveur sait qu’il devra trouver le chemin qui le guidera vers le loup sans l’alarmer et… sans se faire dévorer. Cette toile me parle beaucoup.

J’ai appris, avec le temps, que le langage de l’âme en est un qui parle d’amour. Même si les messagers semblent parfois effrayants, je me dis qu’ils se déguisent peut-être ainsi pour susciter une réponse plus rapide. J’ai pu le constater durant certaines périodes de ma vie où je ne prenais pas toujours le temps de vérifier si mon âme était d’accord ou non avec mes paroles ou mes actions. Encore, maintenant, je néglige parfois de la consulter. Alors elle se cache, furtive, elle boude. Je lui dois des explications, elle fait un tas de chichis avant d’accepter de m’entendre. Elle est exigeante aussi. Si elle se considère offensée, elle se drape dans sa grandeur et exige réparation. Mais je ne peux pas lui résister, j’y retourne toujours.

Je pense que notre âme est notre meilleure amie parce qu’elle ne ment jamais. Je le sais parce que lorsque j’essaie de lui faire dire ce que je veux entendre elle invente un tas de stratagèmes pour me pourrir la vie. Comme de m’envoyer un loup hurlant quand j’essaie de peindre un banc de poissons tropicaux.

Je reviens aux Gymnopédies de Satie. Est-ce qu’on ne s’attend pas à ce que la mélodie se répète sans fin ou à tout le moins qu’elle continue? Mais elle ne se répète jamais exactement, elle s’estompe sans jamais mettre un point final. C’est comme vivre un adieu, mais pas vraiment. Il y a encore quelque chose à se dire. En l’écoutant, c’est impossible, je crois, de ne pas ressentir une certaine nostalgie. C’est comme l’écho d’une attente interminable et d’un désir inassouvi qui me pousse à continuer d’explorer les profondeurs sous-marines à la recherche de trésors enfouis sous les sables mouvants des années passées. Pendant la descente des débris flottent autour de moi. Pourtant, l’eau devient de plus en plus claire, assez pour distinguer ici et là des trésors.

La peinture, un outil pour mieux s’écouter

Il devient de plus en plus évident que, quoi que je fasse, la peinture est au coeur de mes créations. C’est une ligne de communication directe avec qui je suis vraiment. Quand je pars de là, le résultat est incontestable. C’est quand même un exercice quotidien qui demande chaque fois beaucoup d’humilité parce que je ne suis jamais certaine de rien, chacun de mes voyages est unique et je ne suis pas toujours heureuse de la création finale même si je sais que je ne dois rien y changer.

Les regrets m’envahissent de temps en temps, mais de plus en plus rarement. C’était un rêve de jeunesse d’être peintre et de devenir une artiste reconnue. Je n’ai pas eu, à l’époque, le courage d’affronter les eaux troubles de mon enfance et j’ai voulu oublier. L’âme, elle, n’oublie pas. Il m’a fallu bien des années pour accepter l’inévitable: ce n’est qu’en acceptant qui je suis complètement que je peux être authentique. Lentement, patiemment, la peinture me ramène vers moi. Je me sens plus libre. J’essaie de passer cette pratique à ma petite-fille. C’est une jeune fille maintenant et je vois bien que, déjà, comme moi, elle a du mal à affronter ses démons.

Je l’ai initiée à la peinture, il y a quelques années. Hésitante au début, elle le faisait pour me faire plaisir. Et puis, quelque chose s’est passé. Cet été, elle m’a demandé de peindre avec moi dans mon atelier. C’était comme un «Sésame, ouvre-toi…». Son geste était plus fluide, elle ne résistait pas l’émotion qui la guidait. La musique nous enveloppait toutes les deux, les heures se sont écoulées. Dans mon coeur, c’était la fête. Donner à ma petite-fille un outil pour mieux s’écouter, c’est le plus cadeau que puisse lui donner. Elle ne grandira pas à l’ombre d’elle-même.

La musique continue de couler doucement. Je viens de me rendre compte de ce que j’ai envie de léguer à mes enfants et à ma petite-fille. C’est une clé très légère, immatérielle, mais elle donne accès au trésor le plus précieux: soi-même.

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