De temps en temps, je pense à la folle décision que j’ai prise, il y a plusieurs années. Le genre de décision qui ressemble à se jeter dans le vide, en espérant que l’atterrissage ne soit pas trop douloureux. Un geste un peu désespéré. J’avais peur de faire le saut, mais j’avais encore plus peur de ne rien faire et de rester dans une situation que j’avais de plus en plus de mal à supporter.
C’est arrivé un après-midi d’automne. Tout allait bien, je discutais avec un collègue tout en travaillant sur de nouveaux dessins pour une publicité sur les fromages du Québec. La légende du cheval blanc de Claude Léveillée jouait à la radio. Le café percolait en sourdine. Un matin tranquille, rien ne laissait présager la suite…
Le grand déclenchement
Je crois que ce qui a tout déclenché, c’est l’arrivée intempestive de cet artiste que personne n’attendait. Il est entré avec le vent d’octobre, son portfolio sous le bras. Je me souviens encore avec quel soin il avait disposé sur la table les dessins qu’il proposait. Je lui avais envié son audace. De ma table à dessin me parvenaient des bribes de conversation. Je m’étais approchée un peu pour voir son travail. Il avait créé quelques affiches. Les couleurs vives, le mouvement fluide des lignes, l’originalité qui débordait des cadres usuels, tout parlait de celui qui s’appuyait nonchalamment sur la table.
En souriant, il expliquait que, pour lui, un devis était simplement le début d’une conversation. Pour qu’elle soit productive, il fallait tenir compte du devis et de l’artiste. Et puis, il a récupéré ses affiches en laissant ses coordonnées au directeur de l’agence intrigué. Il est reparti, le sourire aux lèvres.
Mais, justement, moi, je lui en voulais de sa désinvolture.
Jamais je n’avais osé présenter quoi que ce soit pour une campagne publicitaire majeure. Cachée derrière ma table et mes pinceaux, j’étais celle qui mettait en valeur le travail des autres. Mais, à cet instant précis, je ne sais pas trop pourquoi, un raz de marée a emporté tous les bons et les mauvais jours. Je voulais passionnément autre chose qu’un rôle de soutien. J’avais besoin de soleil. Je savais que j’avais tout ce qu’il fallait pour faire plus, tous mes professeurs me l’avaient dit. Je savais aussi que si je ne faisais pas un geste dramatique tout de suite, si j’attendais dix minutes, je n’aurais plus le courage d’agir.
La grande décision
J’ai donc donné ma démission sur-le-champ et laissé derrière mes collègues abasourdis. Après avoir balancé tout mon bric-à-brac dans deux boîtes de carton, je les ai mises dans un taxi et je suis rentrée chez moi. Je n’avais pas de plan. Cet après-midi-là, j’ai erré dans mon appartement aux murs trop nombreux. Désoeuvrée, ma main effleurait le téléphone au passage. Il n’était pas trop tard, je pourrais retourner à l’agence.
Évidemment, je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit. Le matin venu, je me suis habillée chaudement pour aller marcher, je me sentais au bord de l’implosion. Le parc était désert et ça n’avait rien d’étonnant, c’était déjà la mi-octobre. La température était douce, la lumière dorée des grands chênes contrastait avec le gris des nuages qui s’accumulaient. Je m’étais assise sur l’unique banc de bois. C’était un matin magnifique. Il avait pourtant plu pendant la nuit, l’air avait une odeur de terre mouillée. De temps en temps, les nuages s’étiolaient et des taches de soleil parsemaient brièvement le sol. Pour un instant, j’ai ressenti ce moment de solitude comme un cadeau du ciel. Une sorte de parenthèse puisque je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait.
C’est étonnant comme je me rappelle aujourd’hui avec précision les couleurs, les odeurs, et surtout le sentiment de vide absolu avant de plonger dans l’inconnu. Mon coeur s’affolait quand je me laissais aller à penser à ce que j’avais fait.
Une décision anticipée?
Un frisson m’a traversée. Le froid m’avait tout d’un coup envahie. Puisque de toute façon l’instant de grâce était passé, je me suis levée pour marcher un peu. Je me souviens avoir envié les quelques travailleurs qui traversaient le parc d’un pas rapide. Ils allaient quelque part avec certitude et j’en faisais partie encore hier. Il était tôt et je n’ai pas eu envie de retourner chez moi. La pensée de me retrouver seule avec mon angoisse me déprimait tout simplement.
Mes pas m’ont donc ramenée devant la porte vitrée du café qui m’avait accueillie tous les matins depuis bien des années. En plus de l’odeur chaleureuse et rassurante, l’endroit bourdonnait déjà allègrement des premiers potins de la journée. Une ligne s’était formée à la caisse, celle des gens pressés, celle des gens qui achetaient un café pour ensuite courir au boulot. J’avais repéré une petite table vide près de la fenêtre. C’était la première fois que je prenais le temps de m’asseoir avec ma tasse. La veille encore, je m’étais sauvée avec mon café bien serré contre moi, en courant pour ne pas rater le bus.
Le vertige
Je regardais par la fenêtre, l’esprit agité. Je calculais mentalement combien de semaines je pourrais tenir avec mes économies. En ce moment même, mes collègues discutaient sans doute mon cas, devant la machine à café. Je me suis prise à m’ennuyer terriblement de leurs taquineries, de ma table à dessin qui donnait sur le stationnement, de ma règle cassée et même du café imbuvable.
Au moment même où je me disais: «C’est bon, j’y retourne», j’ai été saisie de vertige. Si je reculais maintenant, plus jamais je ne prendrais un tel risque. Est-ce que je pouvais vraiment renoncer à cette aventure?
J’ai écrit une lettre à mon patron pour m’excuser de mon départ précipité. J’ai essayé tant bien que mal de lui expliquer ce que je n’arrivais pas moi-même à saisir complètement. Je n’étais plus satisfaite de mon travail qui pourtant m’avait plu pendant plusieurs années. Je me sentais propulsée dans une direction pleine d’incertitudes et, pourtant, je n’avais pas envie de résister. J’ai lâché prise pour suivre le courant.
Une remise en question plus grande que prévue
Avec le recul, je vois bien que la remise en question que j’ai commencée ce jour-là allait beaucoup plus loin que ce que je faisais pour gagner ma vie. En quittant mon emploi, je croyais que de travailler sans relâche pour me faire une place en tant qu’artiste suffirait à me combler. J’ai vite réalisé que le chemin de la création pouvait être imprévisible, tortueux. Je ne m’attendais pas à devoir confronter, puis fréquenter mes démons, pour y arriver. Je choisissais souvent la solitude, j’écrivais et je peignais avec frénésie. Je cherchais des réponses. Je distillais mes pensées et mes émotions pour les mélanger à mes couleurs. Et toujours, je cherchais sans même savoir ce que j’espérais trouver.
J’ai suivi toutes les pistes jusqu’au bout. Je me suis rendu compte qu’il fallait autant de courage que de talent et que la réussite n’a rien à voir avec la renommée. C’est ainsi que j’ai retrouvé mon chemin. S’il y a une chose que je sais maintenant, c’est que je suis une artiste dans l’âme. J’ai longtemps hésité à intégrer cette partie de moi parce que je me sentais toute petite devant les géants créateurs de ce monde.
Un changement à l’horizon
Je vous dis tout ça puisque, depuis le mois de juin, mon humeur est en demi-teintes. L’incertitude plane sur mes journées comme une musique de fond couleur blues. Je suis attentive, prudente. Un peu comme je me sentais ce fameux matin d’automne. Il y a des changements à l’horizon. Je ne suis pas certaine d’en avoir envie, les changements requièrent toujours beaucoup d’énergie. Je m’attarde dans le potager qui a souffert cet été. Les arbres aussi, les fleurs. La nature elle-même est en grand questionnement. Je me dis qu’une réponse viendra, c’est sûr, il suffit d’écouter.
En attendant, j’habite mon atelier. C’est pratiquement impossible de ne pas y trouver un filon de rêve. En feuilletant des livres d’art, je suis éblouie par la beauté des saris et l’habileté des artisans tisserands de l’Inde, par la finesse des mosaïques italiennes et iraniennes, les tapis aux couleurs chatoyantes, le verre soufflé. Les kimonos de soie brodés par des maîtres japonais me font fondre de bonheur.
La vie d’artiste
En fait, l’art est quelque chose de fragile. Il réside dans les émotions qu’un artiste réussit à inculquer dans son oeuvre. C’est un travail rempli d’humilité parce que, d’une oeuvre à l’autre, la magie saura-t-elle opérer? Peu importe si c’est un texte, une toile, un bijou ou un objet, donner naissance à une oeuvre exige le don de soi.
Ce que j’ai réalisé à la suite de mon saut de l’ange, c’est que je suis à ma place dans cette quête continuelle. J’accepte les complications qui viennent avec le statut d’artiste parce que, pour moi, rien ne se compare au moment de vérité, cet instant magique ou tout à coup, l’œuvre se met à vivre.
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Une réponse
Un autre très beau texte. Vous êtes aussi une artiste en récit.