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Tranche de vie : Juliette

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J’aimais Juliette. Petite, c’était une enfant magique. Blonde aux yeux bleus comme un ciel d’été, elle tournoyait dans ses petites robes roses, bleues, jaunes. Cadette d’une famille de six enfants, elle avait appris jeune à faire ce qu’il fallait pour se distinguer du reste de la marmaille. En étant la plus sage et la plus obéissante, elle misait sur le pouvoir de son sourire pour capter l’attention de ses parents. Ses efforts lui attiraient les regards attendris de son père et l’approbation de sa mère. Au moins, elle ne revenait pas du parc sale, essoufflée et les genoux ensanglantés comme ses frères et sœurs. Elle ne criait pas, ne se chamaillait jamais.

Une jeune fille presque parfaite

Juliette était une petite fille modèle. Élève studieuse, elle était aussi vive que jolie et charmait les professeurs par ses questions étonnamment judicieuses pour une enfant si jeune. Tout se passait très bien pour Juliette. Nous avions grandi ensemble. J’admirais son intelligence. Je ne savais pas trop pourquoi elle tenait à mon amitié, elle qui était si populaire. C’est au début de l’adolescence que nous nous sommes éloignées. Il n’y a pas eu de querelle, juste une distance progressive qui s’est installée. Elle était beaucoup sollicitée et je n’étais pas confortable avec l’exubérance des jeunes de mon âge.

Son audace me choquait parfois quand elle s’esquivait de certains cours pour aller lire à la bibliothèque. Un jour, tout simplement, elle mit fin à nos sessions d’études le week-end. Elle faisait tout juste le nécessaire pour se maintenir en tête du peloton. De toute façon, Juliette était vouée à une brillante carrière, tout le monde le disait. Je l’enviais parce que je devais travailler pour obtenir de bonnes notes.

Briller à tout prix

À l’époque, je ne comprenais pas pourquoi elle cherchait si fort à briller. Tous les matins, elle arrivait à ses cours bien habillée, soigneusement maquillée, un cartable de cuir bleu sous le bras. Elle avait vite remarqué que les regards masculins la suivaient dans les couloirs. Elle baissait les yeux tout en prenant soin de ralentir légèrement le pas. Toujours assise au premier rang, elle avait vite remarqué que le professeur de littérature lui lançait des regards furtifs, lui adressait parfois un petit sourire entendu. Était-ce dû à ses questions pertinentes ou à ses réponses qui témoignaient de ses connaissances? Toujours est-il qu’une certaine complicité s’installa entre eux, ce qui ne manqua pas de faire jaser les autres élèves.

J’imagine que c’est pour se défendre des ragots que Juliette est devenue arrogante, refusant systématiquement les avances des étudiants de sa classe. Elle s’intéressa encore davantage à la littérature, demandant des éclaircissements après les cours. Elle s’exclamait sur les analyses géniales du professeur qui évoquait Malraux, Rousseau, Zola. Elle dévorait les œuvres de ces auteurs pour approfondir les discussions. Peu à peu, une relation particulière s’installa entre eux. Le professeur était tombé amoureux de son étudiante qui s’émerveillait de son érudition. Et Juliette était éprise de ce professeur qui confirmait son talent, mais aussi son nouveau statut de femme séduisante. Elle avait vingt ans, il en avait cinquante.

La relation tumultueuse avec cet homme dura quelques années. Elle allait lui servir de tremplin pour la propulser dans le monde littéraire dont elle rêvait. Ou était-ce de célébrité qu’elle rêvait? Désormais, elle avait des amis parmi des personnes influentes, principalement des hommes qui la courtisaient en encourageant ses ambitions littéraires. Invitée à des réceptions courues par diverses vedettes du milieu, elle s’affubla d’un nouvel accent pointu qui faisait rire en coulisse.

Naïve malgré tout, elle crut que toutes ces attentions étaient dues au talent que tous voyaient en elle. Pendant ce temps-là, son couple était à la dérive et elle s’accrochait. La rupture devenant inévitable, elle avait multiplié les aventures, mettant de côté ses projets d’écriture. Le talent de Juliette était pourtant réel, mais je pense qu’elle n’y croyait pas elle-même. En dehors de quelques articles publiés dans une revue littéraire, elle était paralysée par la peur de l’échec.

Je ne faisais plus partie de son univers depuis quelque temps déjà, mais il nous arrivait de nous saluer de loin. C’est au cours de l’une de ces soirées que je l’ai vue tout à coup sous un autre jour.

Grand et élégant, un séduisant éditorialiste discutait avec quelques invités. Juliette se glissa dans le petit groupe pour connaître son nom. Ce fut le coup de foudre. Il était marié? Pas pour longtemps. Le mariage n’avait jamais représenté un obstacle pour elle. Ainsi, elle avait perdu plusieurs amies. Elle entreprit donc de séduire cet homme. Lentement et méthodiquement, elle s’installa dans sa vie et déploya ses talents pour conquérir celui sur qui elle avait jeté son dévolu.

Après quelques mois, Juliette emménageait avec lui. Pour l’avoir croisée à quelques reprises, je sais que la relation n’était pas facile. Elle était visiblement préoccupée par ce livre qu’elle n’arrivait pas à écrire. Il lui fallait à tout prix un bestseller, rien de moins. Elle se mettait une pression énorme, convaincue que sa relation en dépendait. Elle était toujours aussi amoureuse, mais souffrait des inévitables potins à son sujet. Sa réputation avait souffert de sa nouvelle liaison. Quand je lui ai demandé de quoi elle parlerait dans son livre, elle m’a simplement répondu: «De la solitude».

Un an plus tard, j’ai reçu une invitation au lancement de son livre. Par curiosité, j’y suis allée.

Une soirée respectable, un regard vide

Quand je l’ai aperçue, moulée dans sa petite robe de soie noire, il m’a fallu quelques secondes pour la reconnaître. Elle caressait les perles qui encerclaient son joli cou. Les yeux mi-fermés et le sourire séducteur, elle se savait admirée. Elle tendait son verre de champagne pour le faire remplir et on s’empressait. Elle connaissait son pouvoir. Doucement, elle roucoulait sous le regard ravi de ses spectateurs. D’un geste gracieux, elle effleurait ses cheveux blonds en penchant la tête sur le côté. Sa vie était une représentation et, ce soir, elle brillait de tous ses feux. Elle était belle, aimée, célébrée. Ce soir, elle était le centre du monde. Elle souriait pour les caméras, acceptait les éloges. Nos regards se sont croisés juste un instant. Elle souriait.

Et pourtant…

J’ai vu dans son sourire la brèche qui révélait un soupçon d’amertume. De toutes ses forces, elle riait pour cacher son désarroi. Cette soirée en son honneur était pourtant un succès, mais c’est à peine si elle jetait un regard désenchanté sur la table où trônait pourtant son premier roman. C’était bien son nom là, sur la page couverture. Je crois que déjà le doute faisait insidieusement son chemin. Je connaissais suffisamment Juliette pour savoir qu’en dessous des multiples couches de sa vanité se cachait un mal-être béant qui venait tout juste d’émerger pour lui éclater au visage. Quand est venu le moment des dédicaces, je l’ai vue trembler. Elle semblait un peu distraite, désorientée. Arrivée au sommet, elle avait le vertige. Et puis je l’ai vue se redresser et sourire avant de signer tous les exemplaires.

Je pense que personne n’a remarqué, quand elle s’est éloignée, que son départ était plutôt une fuite. Elle marchait trop vite. Je me suis pressée pour la rattraper, intriguée de ne pas voir son compagnon à ses côtés. Quand je l’ai questionnée, elle s’est arrêtée quelques secondes.

«Il m’a quittée.» Son regard noyé, son petit rire cassé, je n’oublierai jamais.

Un mystère à comprendre

Depuis, Juliette s’est enfermée dans son bureau, interdisant l’accès à quiconque. Avant, c’était une pièce au décor soigneusement étudié. Un secrétaire en chêne massif trônait devant la fenêtre qui donnait sur le parc. Il avait appartenu à un écrivain célèbre. Quelques livres étaient posés sur un divan devant la bibliothèque qui regorgeait des ouvrages indispensables à tout écrivain qui se respecte. Tout était en place.

Aujourd’hui, le désordre règne. Depuis des jours, elle est assise à son bureau, le regard perdu dans le vide. Cette fois, répète-t-elle, elle est déterminée à élucider le mystère qui se trouve au bout de ce vide plus vertigineux que jamais. Depuis cette fameuse soirée, elle ne peut plus recoller les morceaux. Elle n’essaie même pas.

Les semaines passent et Juliette est encore assise dans son sanctuaire. Ses cheveux sont ramassés en un chignon décoiffé, son visage ne porte pas la moindre trace de maquillage. C’est avec une douceur feutrée inhabituelle qu’elle se déplace d’une pièce à l’autre. Je lui rends visite de temps en temps et nous parlons de notre enfance. Elle me pose beaucoup de questions sur une certaine petite fille blonde aux yeux bleus. Le petit fantôme qui cohabite avec elle.

La vie malgré tout reprend son cours. Juliette a retrouvé ses mots. Elle écrit doucement, elle a une fragilité que je ne lui ai jamais connue. Je crois qu’elle apprivoise cette solitude qui l’a toujours effrayée. Je n’ai pas encore lu son livre, j’aurais l’impression de commettre une indiscrétion. J’attends qu’elle m’y invite.

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