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Tranche de vie: Luciana

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Rien ne serait arrivé si je n’avais pas croisé Luciana près de la boîte aux lettres ce matin-là. Le ciel était sombre, mon humeur aussi. Il pleuvait des cordes. Je tenais solidement mon parapluie en luttant contre le vent qui menaçait de l’emporter. Elle portait un imperméable beige beaucoup trop grand, elle, si menue. Ses pieds étaient nus dans ses chaussures trempées et l’eau ruisselait sur ses cheveux gris plaqués sur ses joues. Sur le moment, je me suis inquiétée. Que faisait-elle dehors par ce temps maussade et, de plus, si mal protégée de la pluie?

Je me suis approchée, elle tenait une carte postale entre ses doigts qui tremblaient un peu. Et puis, elle a levé la tête et j’ai vu son grand sourire, ses yeux qui débordaient d’excitation. Rassurée, je lui ai dit bonjour, elle a répondu en m’annonçant que sa sœur venait la visiter pour quelques jours. Elle riait, pleurait, parlait moitié italien, moitié français pour m’expliquer dans un déluge de mots qu’elle ne l’avait pas vue depuis une dizaine d’années. Puis, elle m’a invitée chez elle pour me montrer des photos. Je l’ai suivie un peu à contrecœur, j’avais hâte de me terrer chez moi, au sec.

Je connaissais Luciana depuis plusieurs années

Elle avait emménagé dans la maison voisine à la suite du décès de son mari. Elle en parlait rarement. J’aimais beaucoup sa personnalité exubérante, sa fibre artistique qui se révélait à travers ses mille et un projets. Tout comme moi, elle aimait jardiner et souvent nos conversations avaient lieu à travers la clôture pendant que nous étions toutes les deux occupées à sarcler le potager. Nous avons appris à nous connaître en parlant de légumes et de fleurs.

Une invitation chez elle était généralement une occasion d’échanger quelques boutures, mais, cette fois-ci, c’était différent. En arrivant, nous avons laissé les imperméables dans le portique. Après s’être déchaussée, elle a enfilé des pantoufles chaudes et m’en a tendu une paire. Pendant qu’elle séchait rapidement ses cheveux à la serviette, je regardais quelques photos que je n’avais pas remarquées auparavant. Une odeur de café flottait dans l’air.

Entrer chez Luciana était une aventure dont je ne sortais jamais tout à fait la même. Dépassés le seuil, les murs couverts de photos racontaient son enfance à Ravenna, dans le nord de l’Italie. On la voyait, petite fille blonde en maillot, au bord de la mer avec une bande d’enfants visiblement heureux. Luciana touchait les visages avec tendresse, pointait chacun d’eux en disant leur nom dont elle se souvenait encore. Il y avait des photos d’elle et de sa sœur Monica en face de l’école. Le même sourire. Sur les murs, de magnifiques mosaïques rapportées de sa ville natale évoquaient des scènes de la vie de tous les jours, des ruelles fleuries. Des vases originaux et colorés trônaient sur la console sous le regard d’une petite danseuse d’albâtre et d’un buste de Dante, son poète préféré. Sur la table de la salle à manger, une nappe de lin et de dentelle artisanale et bien sûr, un pot de bonbons au citron, ses préférés. Sa maison était un espace ouvert sur la créativité sous toutes ses formes. Un fouillis d’idées et de coups de cœur. J’adorais.

En même temps, j’enviais son audace.

À peu près toutes les règles de la décoration intérieure étaient pulvérisées. Ce délire artistique avait quelque chose de libérateur. Avec de grands gestes, elle me livrait ses souvenirs en rafale et j’entendais sa mélancolie dans sa description de paysages ensoleillés et d’étés au bord de la mer. Je ne savais pas trop comment lui poser la question, mais j’étais curieuse de savoir ce qui l’avait poussée à quitter sa vie d’autrefois pour le Québec. Quand je me suis finalement décidée, il y a eu un silence. Une ombre est passée dans son regard. Elle hésitait. Elle ne m’avait encore jamais raconté son histoire d’amour.

Il était étudiant, il venait du Québec. Il avait pris une année sabbatique pour voir le monde, mais son voyage s’était interrompu sur la plage de Punta Marina tout près de Ravenna. C’est là que Luciana et Pierre étaient tombés amoureux. Tout s’était passé très vite, il avait suffi d’un regard pour souder leurs vies. Et puis, il y avait eu les longues négociations pour persuader ses parents d’accepter leur relation. Les parents de Luciana avaient finalement cédé à la condition qu’un mariage soit célébré avant leur départ pour le Québec.

Le regard lointain, Luciana parlait doucement, ses mots faisaient surgir des images qu’elle égrenait en escamotant les détails. Elle avait été heureuse avec Pierre pendant les quarante années quavait duré leur histoire damour. Elle ne s’est pas attardée sur les circonstances du décès de son mari. Un cancer. Elle était alors retournée en Italie pour quelques mois avant de revenir au Québec, là où elle avait été si heureuse avec lui. Luciana se tait. On n’entend plus que le babillage incessant de la drôle de petite perruche qui lui tient compagnie.

Tout à coup, elle s’est tournée vers moi avec un petit sourire. Elle m’a prise par la main pour m’entraîner vers sa chambre où je n’avais jamais mis les pieds. Les murs étaient peints dans un jaune rosé très doux, comme un coucher de soleil. Le couvre-lit de soie ivoire brodé de fleurs d’oranger et de lavande. Sur le mur, une seule photo, celle de l’homme qu’elle aimait encore. Délicatement, elle a soulevé le couvercle d’un coffret à bijoux laqué noir, orné de roses blanches en mosaïque. Elle en a retiré une exquise broche en argent décorée de minuscules fleurs bleues et roses. Tout en passant son doigt sur la surface lisse, elle m’a expliqué cette technique ancienne et complexe dont je n’avais jamais entendu parler, la micro-mosaïque. J’étais émerveillée.

J’ai quitté Luciana déterminée à en connaître davantage. J’étais habitée par un sentiment d’urgence que je ne m’expliquais pas et qui m’a poussée à partir quelques mois plus tard pour Ravenna, la capitale mondiale de la mosaïque. J’ai cherché les endroits que j’avais vus en photo dans le salon de Luciana et je me suis inscrite à l’école de mosaïque pour y apprendre les rudiments de la micro-mosaïque. C’était le début, j’y suis retournée plusieurs fois.

Une réalisation de Marielle.

Les fenêtres de mon atelier s’ouvrent sur la rivière Chaudière. C’est l’automne et le jardin est en pleine transition. J’allume mon chalumeau, j’ajuste la flamme bleue. Le son doux et assourdi de la flamme me remplit de bien-être. Je regarde fondre le verre comme on regarde la flamme dans la cheminée. Une magie intemporelle et sereine me lie aux artisans des siècles derniers. Ces gestes simples et répétés m’apaisent et remplissent chez moi un besoin de sens. Au-delà de la beauté de l’œuvre, j’ai besoin de savoir que chacune des pièces que je crée est le fruit d’une réflexion, qu’elle n’est pas un objet superflu dont on peut se défaire pour le remplacer par un objet plus tendance.

Mon travail fait aussi un sens avec mon histoire. Je me suis souvent demandé comment relier les étapes parfois imprévisibles ou incohérentes au cours de ma vie. Ces périodes pourtant incertaines ont souvent été cruciales en créant une transition vers une route qui se rapprochait de plus en plus de ce que je cherchais. Bien sûr, des détours auraient pu être évités. Je ne comprends pas toujours ce qui me pousse à prendre une ou l’autre direction. Mais si je regarde ma vie comme une vaste mosaïque, je me rends compte que chacune des pièces de ce casse-tête est indispensable. Et quand je travaille sur une micro-mosaïque, j’ai le sentiment de raccommoder les déchirures, de consolider mes acquis.

Luciana? Elle est repartie pour le soleil de l’Italie. Après le départ de sa sœur, elle a décidé de terminer sa vie là où elle l’avait commencée avec Pierre. Elle avait retrouvé cette légèreté qui lui permettait de s’envoler à nouveau. J’étais triste de la voir partir, mais je comprenais. Elle m’a beaucoup appris, entre autre que le cœur et l’esprit ont besoin d’air et que l’inspiration ne vient pas à ressasser toujours les mêmes histoires.

Nous nous parlons de temps en temps, nous échangeons des photos. De nouveaux voisins ont emménagé dans la maison d’à côté. Ils ont rasé le potager pour installer une balançoire. Indignée, j’ai annoncé la nouvelle à Luciana qui s’est exclamée: «Mais c’est merveilleux! Je n’ai jamais pensé à mettre une balançoire dans le jardin!» J’en suis encore estomaquée.

J’apprends à vivre, je m’allège tous les jours. Qui sait, un jour, j’arriverai peut-être à m’envoler?

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