Tranche de vie : Une météorite - Les Radieuses

Tranche de vie : Une météorite

La première fois que j’ai rencontré Caroline, je l’ai trouvée agaçante. Elle était arrivée en retard à un cours où j’étais également inscrite. Tout le monde était déjà installé et prêt à commencer quand la porte du local s’est ouverte brusquement. Rouge et essoufflée, elle était chargée de deux sacs combles. Quelques mèches de ses cheveux emmêlés lui zébraient sur le visage. Elle passait de peine et de misère entre les tables en se butant contre chacune, s’excusait, se penchait pour ramasser un cahier tombé d’un sac d’où dépassait une règle, s’excusait à nouveau. Elle disait bonjour à tout le monde, reconnaissait quelqu’un, s’attardait. Elle ne semblait pas se rendre compte du silence étonné qui planait dans la salle de cours. Le professeur attendait, sourire obligé, qu’elle finisse par s’installer à la table qu’elle avait choisie, tout en avant de la classe.

La malchance a voulu que sa chaise grince. Chacun de ses mouvements était ainsi ponctué. J’essayais de me concentrer sur le cours, mais, sans cesse, mon regard réprobateur se tournait vers elle. Elle rangeait, sur la table, ses crayons, son carnet et ses nombreux outils. En essayant de ne pas faire de bruit, elle monopolisait l’attention.

Une fois bien installée, elle a retiré de son sac un Thermos et un sandwich. Comble d’inconscience — ou était-ce de l’indifférence pour l’agacement que cela pouvait causer chez les autres? — elle déballait à l’instant même le petit déjeuner qu’elle n’avait pas eu le temps d’avaler avant de partir ce matin-là. Le bruit du papier attirait bien quelques regards, mais aucun n’était plus irrité que le mien. Et puis, elle s’est retournée tout à coup et m’a adressé un grand sourire auquel j’ai à peine répondu. Pour quelques instants, j’en ai oublié d’écouter le professeur. J’étais estomaquée. Elle n’avait aucune idée de l’exaspération qu’elle suscitait. J’étais en colère.

Un travail d’équipe et un travail sur soi

Pendant qu’elle balayait du revers de la main les quelques miettes tombées sur sa table, j’essayais de ramener mon attention sur les explications du professeur. L’exercice qu’il proposait se déroulerait en équipe, il fallait trouver un partenaire.

En l’espace d’une seconde, je vous le jure, elle était devant moi. Personne d’autre ne s’était manifesté et, de toute façon, je n’aurais pas su refuser, ça ne se faisait pas.

Le travail demandé exigeait beaucoup de concentration et de précision. Nous devions mettre en commun nos idées, faire un plan et l’exécuter. Nous avions une période de deux heures. En l’espace de dix minutes, j’ai su qu’elle était divorcée et venait de prendre sa retraite, elle avait deux enfants, un chien et un chat. Sa voisine était récemment décédée, elle avait raté sa tarte aux pommes hier et pensait prendre des vacances dans le sud l’année prochaine. J’étais atterrée, j’enviais les équipes autour de moi qui en étaient déjà à planifier sur papier les détails de leur projet. Son babillage incessant m’empêchait de penser, je lui en voulais, ma journée était ruinée. J’essayais tant bien que mal de dessiner, je me disais qu’il fallait bien produire quelque chose.

Et puis, l’impossible s’est produit, elle s’est tue. Le temps passait, elle ne parlait plus. Je me concentrais sur mon dessin. Je l’aurais terminé, c’est certain si je n’avais pas levé la tête, étonnée du silence qui durait…

Son visage était couvert de larmes qu’elle laissait couler librement, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Les yeux grands ouverts, elle semblait simplement attendre que le trop-plein s’épuise. Je lui ai stupidement demandé: «Ça va?». Elle a souri timidement et répondu: «Ça va mieux».

Le crayon en l’air, je ne pouvais tout simplement pas continuer à dessiner. J’hésitais, je ne savais pas comment réagir. D’un côté, il y avait ce cours auquel je tenais et j’étais contrariée de ne pas pouvoir m’investir à fond. De l’autre, il y avait Caroline et son sourire noyé dans les larmes qui continuaient à couler. Alors, j’ai ramassé mes crayons et mes outils et je lui ai dit de faire de même. Je lui ai proposé d’aller prendre un café au petit resto du coin. Elle a quand même protesté un peu, mais le coeur n’y était pas. Elle est allée rassembler son matériel, le jetant pêle-mêle dans les sacs roulés en boules sur le plancher. Notre départ n’avait suscité aucune réaction.

Au-delà des apparences

Assises devant un café, tant de choses peuvent se dire. Tout, en fait. D’ailleurs, quand on parle «d’aller prendre un café», cela suppose en général une conversation plus intime. Ce fut le cas avec Caroline.

Sans cérémonie, elle m’a parlé de sa solitude depuis la mort de sa voisine, qui était aussi sa meilleure amie. Elle m’a avoué avoir menti au sujet de ses enfants, elle n’en avait pas. Un chien seulement. Pas de chat. Je ne parlais pas, j’écoutais. De toute façon, que dire? Elle s’était inscrite dans ce cours en design graphique pour rencontrer des gens. Comme elle dit, elle aurait tout aussi bien pu suivre un cours d’italien.

Elle parlait, parlait. Elle avait cessé de pleurer. Elle avait un joli regard bleu, un petit soleil y dansait quand elle racontait les sottises de Caméo, son golden retriever. Je n’étais pas du tout étonnée qu’elle partage sa vie avec ce gros toutou docile et aimant. Ce qui me faisait mal, c’est l’absolue solitude où elle se trouvait maintenant. N’avait-elle pas de famille? D’autres amis? Je lui ai doucement posé la question.

Son regard s’est arrêté sur le mien. Elle a repoussé d’un geste machinal les quelques mèches qui s’obstinaient à lui retomber sur les yeux. Elle m’a dit qu’elle savait bien qu’elle n’était pas aimable. Elle se sentait de trop, tout le temps. Elle ne savait pas se faire des amis. Elle essayait d’être positive, joyeuse, se disait que si elle était légère, on l’aimerait ou, à tout le moins, on la tolérerait. Elle s’inventait aussi une vie plus excitante pour se rendre intéressante, mais c’était peine perdue. Surtout que depuis le décès de son amie, elle traînait avec elle le poids de son chagrin. Sa voix tranquille et résignée trahissait son profond désarroi. Une telle vulnérabilité me touchait droit au coeur.

J’avais honte de ne pas lui avoir souri plus tôt, dans la classe. J’avais honte de mon égoïsme qui l’avait exclue d’emblée parce qu’elle me dérangeait avec sa maladresse et son apparente insouciance. Je l’aimais tout à coup dans la lumière crue de sa vérité toute nue. Je lui ai avoué que j’avais été dérangée par son retard parce que ce cours était important pour moi, mais je lui ai aussi dit que, ce cours, je pouvais le reprendre plus tard alors que ce moment avec elle était unique. Je n’avais aucun regret. Et c’était vrai.

Il y a eu plusieurs rencontres au petit resto dans les mois qui ont suivi. Toujours en mode décontracté, j’apprenais tranquillement à me calmer les nerfs quand elle avait quinze minutes de retard. Elle arrivait moins essoufflée, plus calme. Parfois, même, elle y était avant moi. Nous avons beaucoup parlé de nous. C’est d’ailleurs là que j’ai compris d’où venait mon intolérance à son égard.

Depuis toujours, je m’étais laissée envahir par les demandes sur mon temps. J’avais l’impression de ne pas avoir le droit d’avoir un espace à moi. On demandait, je donnais. Les priorités des autres devenaient rapidement les miennes. Quand elle a interrompu ce cours auquel je rêvais depuis longtemps, elle est devenue la cible parfaite. Comme elle, je n’en pouvais juste plus. Et toutes les deux ensemble, nous avons essayé de démêler l’écheveau de notre vie. À travers quelques larmes et beaucoup de rires, elle a appris à dire oui et j’ai appris à dire non. Parfois. J’y travaille encore.

Des souvenirs

Cet épisode qui date de plusieurs années m’est revenu quand j’ai reçu un courriel de Caroline. Depuis son déménagement à Winnipeg (elle a décidé d’apprendre l’anglais!), nous nous écrivons de temps en temps. Elle a choisi de changer de vie et de laisser derrière ses souvenirs douloureux. Ce nouvel environnement lui a demandé de foncer en mettant de côté sa peur du rejet. Elle est devenue bénévole dans un hôpital et s’est fait plusieurs amies parmi ses collègues francophones. Elle est parfaitement bilingue maintenant et membre d’un club de marche nordique, une autre fenêtre sur sa vie sociale déjà bien remplie. Sur les quelques photos qu’elle m’a envoyées, elle rayonne.

Moi aussi, j’ai changé, depuis l’épisode du cours de dessin. Je suis moins prompte à tout laisser tomber pour courir au-devant des besoins des autres. Je ne ressens plus le besoin de protéger farouchement mon espace parce que je l’occupe, tout simplement.

L’arrivée en catastrophe de Caroline était un appel à l’aide. Elle n’avait aucune envie de ce cours, elle voulait simplement être «là», exister parmi les autres. J’ai failli ne pas l’entendre parce que le ressentiment qui m’habitait me rendait sourde. Ce n’est pas toujours facile de faire la part des choses.

Caroline est passée comme une météorite, résiliente malgré les impacts. Comme une météorite, elle a laissé une trace permanente.

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