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Tranche de vie : Peut-on croire au hasard?

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Pour les bouddhistes, rien n’arrive jamais par hasard : quand les demandes sont justes, l’univers y répond.

Je viens d’arriver dans la région et deux hôpitaux affichent un poste de Préposé(e) au bureau du personnel. Temps complet. Quel heureux hasard! Justement le travail que j’exerçais avant mon mariage. On me convoque à un entretien. Le comptable me dit : « Je pars pour un congé maladie d’une durée indéterminée et l’une des commis à la paie prend sa retraite. Son poste est libre. »

– C’est un malentendu! J’ai postulé, comme Préposé(e) au bureau du personnel, à l’embauche des employés. Je ne connais rien aux paies.

– Ce poste est comblé! Le besoin, c’est Commis à la paie!

De ses yeux noirs, il feuillette un épais livre cartonné vert et, à travers ses dents inégales, d’une porcelaine de mauvaise qualité, me débite : « Maladies, congés fériés, vacances, heures supplémentaires, heures coupées, temps complet, temps partiel, temps occasionnel, temps et demi… » Il me pousse le cartable et sur un ton directif : « Vous avez une semaine pour apprendre les codes par cœur. » Des pulsations désaccordées cognaient au creux de ma poitrine. J’aurais dû être alertée, mais mon optimiste naïf m’a plutôt dit que j’avais un job. J’ai donc pris la décision de ne pas me fier à ce signe et de décliner la deuxième offre d’entrevue dans l’autre hôpital.

Même avec le livre vert comme support, j’ai fait de nombreuses erreurs que mademoiselle H, déléguée syndicale, a corrigées avec des fusils dans les yeux.

– Vous me dites que certains codes ne s’appliquent que pour un type particulier d’emploi et qu’il y a des incompatibilités qui ne sont pas inscrites au cartable. Donc, j’ai beau m’y référer, je n’y trouverai pas tout ce qu’il me faut savoir. Expliquez-moi!

– Ce n’est pas dans ma description de tâches. C’est au comptable de te former.

Mais il n’y a plus de comptable…

L’autre commis à la paie, madame C, une femme dans la cinquantaine, me dit: « Il faut en parler au grand patron ». Soucieuse de mieux faire mon travail, je suis allée frapper à sa porte en demandant timidement qu’on me fournisse l’apprentissage dont j’avais besoin. L’air fleurait le vieux café et son bureau était dans un désordre indescriptible; j’espérais que ce décor n’était pas à l’image de l’homme et que sa tête était mieux rangée. « Insistez auprès des commis, elles sont aptes à vous informer. » L’indifférence semblait contagieuse! Je n’avais pas davantage bon crédit auprès de lui. Il ne serait pas mon redresseur de torts.

On m’a ensuite mise à l’écart des réunions. J’en ai été humiliée et peinée! Leur insensibilité déjouait tous mes efforts pour faire naître un début de relation; il n’existait pas même une petite connivence entre nous trois. Je restais indigne de leur sollicitude. De toute évidence, leur manuel d’instruction sur le comment entrer en relation n’était pas plus à jour que celui de la paie.

En acceptant cet emploi, je voulais gagner des sous pour aider à acheter une maison et je me retrouvais dans un travail que je détestais avec des personnes qui me détestaient et que je détestais. Je partais tous les matins avec un poids d’anxiété sur la poitrine. Je dormais mal et mes énergies m’abandonnaient. Il me devenait évident que je ne passerais pas au travers de ce contrat d’un an. Si, comme le disait madame C, qui attribuait à peu près tout à la volonté de Dieu, on avait tous un bon ange, le mien prenait de longues vacances.

Un hasard… ou non?

Un lundi de novembre humide et gris, je me suis réveillée avec une nausée. Ce qui ne me surprenait pas, car juste penser rentrer au travail me levait le cœur. Ce matin-là, j’ai parcouru à grands pas les corridors de l’hôpital pour me précipiter à la salle de bains où j’ai vomi mon déjeuner; les carreaux verts mentholés sont devenus gris et j’ai craint de m’évanouir. J’avais juste envie de retourner chez moi. J’ai trouvé l’énergie de me présenter au service de santé; l’instinct de survie a été le plus fort et, en larmes, j’ai raconté à l’infirmière ce que je vivais de stress. Le médecin m’a prescrit une batterie de tests et m’a accordé une semaine de repos. Au cours de cette semaine, quelque chose d’inattendu est arrivé. Le résultat d’un test m’a appris qu’il y avait un petit cœur qui battait en moi. Le médecin a diagnostiqué une grossesse à risque. Mon esprit s’est tout de suite apaisé.

Le sourire aux lèvres, j’ai mis mes affaires personnelles dans mon sac à main, j’ai déposé la copie du papier de retrait préventif sur le bureau de la déléguée syndicale et, sans un mot, j’ai fui. Le soir même, j’ai annoncé ma grossesse à mon conjoint. Son câlin était la preuve que cet enfant, qui se construisait en moi, était le bienvenu. Cette nuit-là, j’ai bien dormi!

Pour vivre ma grossesse paisiblement, il me fallait défaire le nœud douloureux qui s’était installé en moi. J’ai mis de la musique et pris mon cahier blanc à témoin. J’y ai déversé cette peine qui palpitait en moi; j’ai écrit des pages et des pages et j’ai pleuré et pleuré. C’était un peu comme me confier à quelqu’un. La musique, les heures à écrire, l’arrivée de mon deuxième enfant et la présence de ma joyeuse petite fille m’ont donné un répit de quelques mois. Cette saine mise à distance m’a permis d’oublier pendant un moment, mais oublier n’est pas guérir. Mon congé maternité allait bientôt s’achever et il me fallait, concrètement, tirer un trait sur cette dévalorisante période de travail toujours présente dans mes pensées.

J’ai expédié ma lettre de démission. Dans une lettre de retour, j’ai alors appris les motifs cachés derrière l’insensibilité du personnel à mon endroit. Ces femmes méprisantes avaient joué un habile jeu dont je ne connaissais pas les règles et où j’ai été leur outil. Les réunions commandées par la déléguée syndicale, laquelle s’était donné la mission d’alléger la tâche des commis, visaient à faire la démonstration qu’il fallait embaucher un comptable. Les hauts dirigeants souhaitaient plutôt embaucher un commis à la paie et ainsi économiser sur le salaire. Je ne sais pas lequel a été embauché, mais le dossier étoffé de mes erreurs a fait que mon incompétence déclarée a servi aux dirigeants comme motif pour ne pas payer la part de vacances de l’employée à temps complet que j’avais été. Peu m’importait l’argent, en aucun moment, je n’ai regretté ma démission.

Une sceptique convaincue

Jusqu’à cette expérience, j’étais dans la sphère des sceptiques. Pour moi, chercher à expliquer le hasard, c’était tenter de pourchasser des fantômes. J’avais la certitude qu’on était libre de nos choix et que même les contretemps les plus inexplicables étaient enclenchés par une décision de notre propre volonté. Pour expliquer la tournure des événements, je ne croyais qu’aux preuves; je tenais aux faits et à la logique et j’étais peu encline à admettre les interprétations au bord du mysticisme.

Pour moi, vu les milliards d’individus dans le monde, le hasard qui fait que deux personnes portent les mêmes noms et prénoms et soient nées le même jour n’était qu’une coïncidence des plus logiques. De même, quand on pense à quelqu’un et qu’il se manifeste ou qu’on anticipe qu’il ne va pas bien et que cela s’avère vrai, cet effet de synchronicité s’exprimait simplement par le fait d’une attirance naturelle, d’une affectueuse affinité.

Certes, j’étais totalement libre de refuser le poste et d’aller à cette deuxième entrevue, ce qui aurait pu changer la suite des choses. Mais il reste vrai qu’un incroyable leurre concernant le poste m’a déstabilisée et que cette improbable conjoncture a pu me faire commettre une erreur de jugement. J’ai, aujourd’hui, le sentiment d’avoir été l’objet d’une circonstance qui a minimisé mes chances de prendre la bonne décision. Je crois maintenant que des facteurs extérieurs peuvent influencer nos décisions. Je dois avouer que, depuis cette mésaventure, sans voir des messages partout, j’en suis venue à penser que des occurrences, des correspondances et de mystérieuses concordances existent de façon indépendante de notre volonté. Il est peut-être vrai que nos vies sont parfois soumises aux lois secrètes du hasard et à l’insondable fatalité des rencontres.

Parfois, le quotidien est si difficile qu’on a envie de faire confiance aux miracles et aux chimères exprimés dans les livres, aux astres, aux cartes du ciel, aux interventions divines, aux ondes mystérieuses des prémonitions des guides spirituels ou à la suite magique du destin prédit dans les sciences occultes, l’horoscope ou le tarot. Pour moi, toutes ces croyances et tous ces signes invisibles ne sont que de réconfortantes interprétations d’une science peu exacte.

Au final, je ne sais toujours pas si je peux dire, sans me mentir, qu’un malencontreux hasard a joué en ma défaveur, mais, en admettant que je ne sois qu’à moitié responsable de la situation initiale, je me sais du moins entièrement responsable de son dénouement.

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