Comme chaque année, mon âge me revient avec la même constance. Cette année, je ne sais pas ce qui m’a pris, mais, en pensant aux années devant moi, j’ai eu un coup de découragement. Semble-t-il qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas dire tout haut, car, lorsqu’elles sont dites, elles surviennent. Malgré cela, j’ai envie de dire ces choses qui, en prenant de l’âge, ont leur importance.
Prendre de l’âge
Aujourd’hui, je le constate, les combats des âges passés m’ont accablée. Le temps m’a vieillie et mon quotidien est marqué par plus de lassitude. Ce qui, hier, était achevé en un claquement de doigts est maintenant exécuté avec plus de lenteur. Comme il n’y a que peu de choses inscrites au calendrier et que j’ai plus de temps, je me permets de remettre à plus tard la routine qui autrefois était réglée au quart de tour. Maintenant, ce qui accuse du retard n’a aucune conséquence. La vie n’est plus en mouvement vers l’avant, elle tourne en rond comme les aiguilles d’un cadran.
J’ai maintenant plusieurs défauts mécaniques et j’ai perdu de ma superbe : mes mouvements n’ont plus la même souplesse ni la même ampleur, mes yeux voient moins loin, mon ouïe fait souvent la sourde-oreille. Je ne suis plus aussi audacieuse, ni aussi tenace, ni aussi brave qu’au temps où mes enfants étaient petits. L’âge n’a rien corrigé de mon caractère impatient et insoumis. Mon tempérament a gardé ses droits : l’attente et la résignation sont toujours des adaptations qui ne sont pas dans ma nature. Que la volonté de Dieu soit faite et Prend ton mal en patience sont des préceptes qui ne me conviennent pas! Je ne suis pas de taille à compétitionner avec ceux qui savent avec courage souffrir en silence. Je ne suis en rien héroïque. Pour moi, la maladie et la souffrance sont inhumaines et je crains de n’avoir pas les aptitudes appropriées pour les supporter. Ma belle Albertine me disait : « Que tu es malendurante quand tu es malade! »
L’âge et ses incertitudes
Il est indéniable que si l’expérience de l’âge donne de la liberté et de l’indépendance, vieillir comporte son lot d’incertitudes et d’imprévus et, quoi qu’on en dise, l’acceptation des désastres de l’âge ne vient pas automatiquement.
Je dois désormais me résigner à cohabiter avec le cumul des ans et mes propres singularités, dont la maladie chronique qui s’exprime de manière plus ou moins aiguë selon le niveau de stress. En preuve que je n’ai pas toujours eu le visage creusé de rides, j’ai conservé une photo de mes 30 ans.
Supposément qu’aux abords de la vieillesse, on voit plus aisément sous les couches du paraître et des apparences. Malheureusement, dans notre société, les femmes vieillissantes deviennent invisibles et silencieuses.
Dans les faits, je suis devenue réellement vieille : je n’ai plus droit à la mammographie de dépistage, ma dentiste m’a expliqué que la sensibilité de mes dents était due à l’usure, mon ophtalmologiste m’a inscrite sur la liste des opérations de cataracte et un test en ORL dénonce une perte auditive. J’ai, pour de bon, l’étiquette de vieille!
Chasser les mauvaises pensées
J’ai beau me dire que prendre de l’âge n’est pas le pire handicap, je redoute qu’un mauvais coup de la vie me soit imposé et qu’une réaction en chaîne m’amène à m’arrêter au bout d’une route que je n’ai pas choisie. Penser que mes enfants me verront finir ma vie entre les mains des experts de la santé, dans une grande dépendance, me rend anxieuse. Penser que je pourrais devenir incapable de lire, d’écrire, de marcher, de gâter les miens et de prendre soin de mon jardin me rend réellement triste. J’ai conscience de ma fragilité et j’ai peur d’arriver au moment de ne plus me souvenir de tout l’amour reçu et donné dans les années passées et je crains que le sens de la beauté me soit brutalement enlevé. Mais le panthéon de l’angoisse, c’est la terreur de perdre celui que j’aime et devoir vivre seule. Pour chasser les mauvaises pensées, je me répète ce poème.
Sonnet pour Hélène
Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant,
« Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. »
Pierre de Ronsard.
Une réponse
Ah merci tellement. J’aurai 74 ans dans 3 mois et à peu de choses près, j’aurais pu écrire la même chose que cette dame. Et puis, qu’elle termine avec Ronsard, alors là, vous me surprenez. En effet, mon premier amour d’adolescente m’avait fait parvenir un recueuil de poème de Victor Hugo, accompagné d’une carte citant un autre poème de Ronsard: Mignonne, allons voir si la rose
Pierre de Ronsard
A Cassandre
Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.
Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautez laissé cheoir !
Ô vrayment marastre Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.
Pierre de Ronsard, Les Odes